Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE VIII
SUITES DE LA MORT DU CZAR PAUL. — TYRANNIE DES
ANGLAIS SUR MER, DE BONAPARTE SUR TERRE. — PAIX
D’AMIENS. — CONCORDAT (1802)
La grande révolution industrielle qui se faisait en Angleterre voulait de l’argent à tout prix, donc, exigeait la paix, le renvoi du belliqueux Pitt, et la venue du pacifique ministère Addington.
Pitt donna sa démission en février, mais en mars, l’invasion du Hanovre put le faire regretter. De sorte que Georges III, balancé, dans sa cervelle flottante, trouva bon que Pitt en se retirant déclarât qu’il soutiendrait son successeur au parlement, et qu’en réalité il gardât une part dans l’administration. Ce qui au reste se faisait de soi-même, car tous les hauts fonctionnaires et commandants avaient été nommés par Pitt, ne tenaient qu’à lui seul et étaient pleins de son esprit.
Citons par exemple le bouledogue Nelson, qui sauf Pitt, faisait bon marché du reste.
Avant la mort de Paul, au premier bruit de l’invasion du Hanovre, on décida que par un coup violent on effrayerait la ligue des neutres, et que les flottes anglaises agiraient, non sur la Prusse, qui n’a pas de port, non pas sur Pétersbourg, si bien armé, défendu par Cronstadt, mais sur le faible et innocent Danemark, qui n’avait rien fait aux Anglais que de fermer les fleuves à leur commerce.
La flotte anglaise partit, dès le 1er mars, sous l’amiral Parker et sous son lieutenant le bouillant Nelson, qui sans doute n’écouterait rien et se porterait aux dernières violences s’il pouvait entrer dans la Baltique, attaquer Copenhague. Cette belle capitale, était toute exposée en mer, et presque livrée d’avance ; à moins que Paul, averti, ne lançât la flotte russe et ne prît Nelson dans le dos.
La conspiration dont tant de gens parlaient, à Londres, à Pétersbourg, avait pour elle bien des vœux. Or ce qu’on désire tant ne manque pas d’arriver. La Baltique, une mer si étroite, permit à Nelson (quoi qu’on ait dit) de savoir à temps l’heureuse nouvelle, de pouvoir à loisir bombarder Copenhague. Parker voulait qu’on s’arrêtât dans cette barbare opération sur une capitale, qui, faite de près, n’était qu’un massacre à coup sûr. Mais Nelson s’acharna, disant ironiquement qu’étant borgne, il ne voyait pas les signaux de Parker. Il ne perdit que huit cents hommes, de ces hommes que la press ramasse dans la populace de Londres, et il tua six mille Danois, tous bien autrement précieux, étudiants de l’Université, professeurs, médecins et autres hommes des hautes professions, enfin la fleur du Nord. Cependant la ville ne se rendait pas. Il y fallut la menace barbare de Nelson, qui avait pris quelques vaisseaux danois et qui dit qu’il les brûlerait avec les hommes qui étaient dedans. Les malheureux habitants, pour ne pas voir leurs parents, leurs amis, leurs enfants, brûlés vifs, se soumirent, et il ne fut plus question de la ligue des neutres et de la liberté des mers.
La Russie se désistant, la France restait seule contre l’Angleterre. On avisa si l’on pourrait renouveler sur un de nos ports l’affaire de Copenhague. Tout était en défense. Par deux fois, en juillet et août, Nelson se présenta devant le petit port de Boulogne, et la dernière fois avec une grande armée navale, conduite sous lui par cinq amiraux. On lança force bombes sans résultat, et comme nos vaisseaux, avancés à cinq cents toises, étaient sur une ligne enchaînés les uns aux autres, les tentatives d’abordage furent sans résultat, et couvrirent la mer de cadavres anglais.
La vraie défaite pour la France, la vraie victoire pour l’Angleterre avait été la mort de Paul, l’avénement du jeune Alexandre, de douceur singulière, qui ménagea tout le monde, épargna et même employa les assassins de son père, lesquels n’avaient agi, disaient-ils, que pour garantir la vie de sa mère et la sienne peut-être, contre les caprices du czar. Tous les ports se rouvrirent. Les grands seigneurs charmés purent faire avec l’Angleterre leur commerce lucratif, et sans inquiétude garder leurs confiscations de Pologne. Alexandre se crut quitte envers celle-ci en l’amusant de vagues espérances et gardant près de lui les Czartoryski, qui flattaient ce pays du songe d’une future royauté (à l’anglaise).
D’autre part, les vertus domestiques d’Alexandre contribuaient à rendre sa politique très molle. Il avait un respect excessif pour sa mère, qui aurait pu succéder au trône (d’après l’exemple de Catherine), et qui magnanimement l’avait laissé à son fils. Naturellement Alexandre souhaitait que, dans les nouveaux arrangements de l’Allemagne, la famille de sa mère trouvât son compte, aussi bien que la famille de sa femme, autre Allemande. Pour lui, il conservait ce religieux souvenir que la maison d’Oldenbourg était la souche antique de sa propre maison, et il était disposé à la favoriser en tout.
Il pouvait trouver l’occasion de satisfaire son cœur dans l’arbitrage que la paix de Lunéville[22] reconnaissait à la Russie pour les affaires de l’Allemagne. Mais Bonaparte, profitant de la terreur de son nom et de la mollesse d’Alexandre, se fit réellement arbitre de cet ordre nouveau, qui, aux dépens des princes ecclésiastiques, allait enrichir les princes séculiers. Les hommes de Bonaparte, Talleyrand et Dalberg, furent à Paris les dispensateurs de ces riches dépouilles, et n’oublièrent pas les familles qui intéressaient si fort l’empereur Alexandre ; ses parents allemands furent mieux traités qu’il ne l’eût fait lui-même. Cela rendait la cour de Russie très faible pour Bonaparte, qui fit ce qu’il voulait en Allemagne et en Italie.
[22] La paix de Lunéville fut conclue en février 1801, après la bataille d’Hohenlinden contre l’Autriche, bataille gagnée par Moreau et Ney qui poussèrent l’ennemi jusqu’aux portes de Vienne. Bonaparte avait conquis le droit d’imposer les conditions de la paix.
D’autre part, l’Angleterre, reprenant la souveraineté des mers par l’abandon du droit des neutres, devint tout à coup si pacifique, qu’elle vit, sans trop s’en irriter, les préparatifs que l’on faisait dans nos ports en face d’elle pour aller reconquérir Saint-Domingue (1802).
Bonaparte avait pris une détermination sévère, celle d’éloigner sa sœur préférée Pauline, en la faisant reine du monde noir ; il l’avait mariée à un homme médiocre qu’il aimait peu, le général Leclerc, chargé de l’expédition. L’armée de trente mille hommes qu’il mettait sur la flotte émut peu l’Angleterre.
Écrasée par sa dette de 12 milliards, elle désirait une trêve qui lui permît pour quelque temps d’abolir ou suspendre les impôts de guerre les plus durs.
La paix fut bâclée à Amiens par l’ami du roi, lord Cornwallis, le pacificateur de l’Inde.
Pour arriver bien vite à ce but désiré, on parla peu de la plupart des points en litige. La France, qui en ce moment évacuait l’Égypte[23], garda toutes ses autres conquêtes. Pour Malte, qui lui tenait infiniment au cœur, comme point central de la Méditerranée, elle offrait tout plutôt que de la livrer aux Anglais. Malte fut la pierre d’achoppement où les négociations vinrent échouer, où il resta impossible de s’entendre. (Cette paix ne fut, en réalité, qu’une trêve.)
[23] Nous avions été contraints après la mort de Kléber de céder aux Anglais le Caire et Alexandrie.
Ce repos d’un moment donnait à Bonaparte le temps et le courage de faire ce qu’il appelait sa grande politique intérieure, c’est-à-dire d’énormes sottises, où il se déclarait hardiment rétrograde, contre-révolutionnaire. Il arrêta la vente des biens nationaux, ce qui fit des émigrés autant de courtisans, flatteurs et suppliants pour recouvrer leurs biens.
Bonaparte songeait en même temps à faire ce qu’il considérait comme sa grande conquête intérieure, s’assurer du clergé, faire des prêtres, des fonctionnaires, des employés qui, payés par lui, pourraient être ses instruments. Il se représentait tout le parti qu’il pourrait tirer de ce corps qui, à Rome et ailleurs, met la confession au service de la police.
Son agent en ceci fut le fameux Bernier, le curé vendéen, collègue de Stoflet ; Bernier, à qui les Vendéens eux-mêmes reprochaient la férocité. Bonaparte le fit curé de Saint-Eustache. J’avais cinq ou six ans quand mon père me conta une scène qui venait d’avoir lieu, scène saisissante d’horreur, qui me fit frissonner et qui s’est empreinte dans mon souvenir. Bernier, dans ses habits pontificaux, étant à l’autel même, un de ces mutilés y monta avec lui, lui rappela sa barbarie, le lieu, le temps où il l’avait mutilé, et d’une voix tonnante le somma de descendre.
D’autre part, Bonaparte avait gagné le fameux cardinal Maury, l’ambassadeur de Louis XVIII à Rome. Cet intrigant, dépensier et fort libertin, voulant revenir à Paris et en être archevêque, avait joué les deux partis à la mort de Pie VI ; il avait employé son crédit de royaliste et d’agent de Louis XVIII à faire le pape que voulait Bonaparte. Pie VII, homme fin et doux, qui, d’après sa célèbre homélie, semblait la tolérance même, attrapa tout le monde, et une fois pape, montra qu’un vieux prêtre reste toujours prêtre.
Il envoya timidement à Paris un homme de grande expérience, Consalvi, premier ministre de son prédécesseur[24]. Ce ministre, prudent et tout tremblant devant l’opinion, si contraire, de Paris, n’osa d’abord se montrer, se cacha, employa l’audacieux Bernier.
[24] Voy. Mémoires de Consalvi.
Mais sur un point, on ne pouvait s’entendre. Pie VII, très obstiné, voulait que la religion catholique fût déclarée la religion dominante. Bonaparte n’osa, et, au mot dominante substitua : de la majorité des Français.
Sur tout le reste on se mit d’accord. Et le prêtre dupa le consul parfaitement, lui laissant la nomination des évêques, mais réservant au pape l’investiture canonique, le caractère sacré, sans lequel la nomination n’était rien aux yeux des fidèles.
Le clergé national, qui demandait l’élection comme aux jours primitifs du christianisme, fut sacrifié. Le consul et le pape s’octroyèrent l’un à l’autre la dépouille de l’Église.
Les évêques furent rois des curés et les nommèrent.
Une nouvelle circonscription des diocèses élimina soixante évêques en une fois.
Tous les prêtres reçurent un traitement du gouvernement (outre le casuel), et lui prêtèrent obéissance.
Les archevêques eurent par an cinquante mille francs, les évêques quinze. Libre aux fidèles de faire des fondations pieuses ; article grave qui fit passer au clergé le bien des femmes surtout. Le droit de succession, que la révolution leur avait reconnu, tourna surtout au profit du clergé.
Ce traité impliquait une chose tacite : l’expulsion des prêtres patriotes qui avaient prêté serment à la république, et qui ne savaient plus que devenir. J’en ai connu un porteur d’eau.
Dix mille d’entre eux étaient mariés[25], comme ceux de la primitive Église, comme l’évêque Synésius au IIIe siècle. Ceux-là furent poursuivis à mort et tombèrent dans le désespoir. Un d’eux, d’admirable génie, Grainville, se jeta dans la Somme.
[25] La question du mariage des prêtres, que la primitive Église jugea indifférente et que l’Église protestante a jugée selon la nature, cette question n’a pu faire doute qu’un moment, lorsqu’au XIIe siècle, l’évêque se trouva seigneur en même temps, et, comme tel, avide et rapace pour une famille qui souvent donnait l’exemple de tous les vices féodaux. C’est à ce moment que Grégoire VII osa faire son étrange réforme, essaya de supprimer l’abus en supprimant l’usage, interdisant aux prêtres le mariage et supposant que, dès lors désintéressés, ils se tourneraient entièrement vers les choses spirituelles. C’est ce moment singulier que M. Villemain a très bien raconté dans un fort beau livre posthume qui a paru enfin cette année même (1872).
Ce qui restait à raconter et ce qui était hors du cadre de l’histoire de Grégoire VII, c’est que le célibat ecclésiastique ne remplit pas l’espoir que Grégoire VII avait conçu. Les prêtres, délivrés des soins de la famille, ne furent pas pour cela plus féconds spirituellement. Leurs églises gothiques, si justement admirées, n’ont pas été construites par le clergé célibataire, comme on le croyait encore et comme je le croyais moi-même, en 1830, mais par des architectes laïques et mariés, dont on a découvert les noms. Quant à la scolastique, j’ai dit combien elle fut peu féconde. D’Abailard à Occam, du XIIe au XIVe siècle, elle ne peut faire un pas, revient alors à son point de départ. Voyez sur ces grands sujets, sur la stérilité de l’Église au moyen âge, et sur la première Renaissance de 1200, violemment et stérilement étouffée : la préface de ma Renaissance, au VIIe volume de mon Histoire de France ; — N. Peyrat, Histoire des Albigeois ; — Amari, Histoire des musulmans des Deux-Siciles, etc.
Bernier, en récompense, fut évêque d’Orléans. Maury, archevêque de Paris, put continuer sa vie licencieuse, la chasse aux femmes mariées.
Le jour même où furent échangés les préliminaires de la paix d’Amiens, il y eut le premier Te Deum officiel à Notre-Dame. Le parti rétrograde annonça par Fontanes, au Moniteur, un livre dont le succès intéressait tout le parti et qu’on fit monter jusqu’au ciel : Beautés de la religion, qu’on appela aussi le Génie du christianisme.
Tout cela très contraire à l’opinion. Le Corps législatif, tel quel, montra pourtant quelque courage, en nommant président l’auteur le moins dévot, celui de l’Origine des cultes, le célèbre Dupuis.
Le consul alla en grande pompe à Notre-Dame, et il put voir que tout le monde mangeait pendant le service. Pour lui, il était sombre. Il affectait certain changement, se faisait lire Bossuet. Joséphine et son parti l’avaient emporté sur les sœurs, et Bonaparte venait de confier à l’Océan la future reine de Saint-Domingue, la bien-aimée Pauline, pour y rétablir l’esclavage des noirs pendant que son frère fondait celui des blancs.
Lannes et autres braves montrèrent un grand caractère. Ils ne voulurent pas entrer dans l’église autrement que par ordre et consigne.
Le soir, aux Tuileries, Bonaparte passant la revue des généraux, vit Delmas fort sombre, et lui demanda ce qu’il avait pensé du Te Deum. Ce vaillant homme, qui plus d’une fois alla, de sa main, prendre des drapeaux autrichiens au fond des carrés ennemis, ne recula pas devant cette insistance impérieuse et dit cette forte parole : « Oui, certes c’était une belle capucinade ; il n’y manquait qu’un million d’hommes qui se sont fait tuer pour que ça ne revînt jamais[26]. »
[26] Delmas donna sa démission et ne reprit du service qu’en 1813. Il se fit tuer en défendant la France.