Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE IV
CAMPAGNE DE 1814. — ABDICATION DE NAPOLÉON. — SA
FÉROCITÉ POUR PARIS
Quelle assurance étrange avait-il donc, pour arriver à la frontière et dire : « Par deux fois j’ai perdu la France, à Moscou, à Leipsick. Un million d’hommes est mort. N’importe, me voici ! »
Et cela d’un ton accusateur et menaçant, disant : « On peut doubler l’impôt ! »
Et, au lieu de rappeler en hâte l’armée d’Espagne et ses garnisons lointaines, il demande encore à la France tarie et épuisée, trois cent mille hommes !
Beaucoup de gens croyaient qu’il était fou. Talleyrand, dit-on, osa lui proposer l’idée bizarre et romanesque de s’entendre avec les frères Wellesley-Wellington et de les faire rois d’Angleterre !
Mais ce terrible fou était gendre de l’empereur d’Autriche. Les souverains, pour garder l’armée autrichienne, devaient mettre en avant quelques propositions de paix, par exemple, offrir à Napoléon de lui laisser l’ancienne France.
Bonaparte qui ne voulait rien que guerre, conquête et rétablir l’empire du monde refusa et nous perdit. On a vu qu’à Smolensk, il avait dit : « Je m’en vais revenir. »
Pour avoir ce dernier enjeu, 300 000 hommes, il lui fallait enfin compter avec la France. Il appela, fort tard, le Corps législatif. Celui-ci, d’abord assez docile, s’aperçut qu’on ne se fiait pas à lui, qu’on lui cachait les propositions des alliés. La nation s’éveilla à la fin, s’avisa de son propre sort.
Le vice-président de l’Assemblée était un avocat de Bordeaux, un homme des Landes, M. Lainé, austère et probe, que l’on croyait républicain et qui appartenait à une nuance mixte qui ne voulait rien que sauver la France, n’importe comment.
Mandé à la police par Rovigo, Lainé y fut très beau, il fit pâlir le meurtrier du duc d’Enghien, lui dit : « Ma conscience parle plus haut que vous. »
Bonaparte, qui avait perdu en parlages deux mois et demi, injuria le Corps législatif qui osait être ferme, lui reprocher les calamités de sa guerre éternelle ; il le chassa, c’est-à-dire se passa de la France.
Les alliés au contraire, par d’adroites proclamations, s’adressaient à elle et prétendaient ne rien faire que pour elle.
Toute cette campagne de 1814 a été mal comprise et défigurée, non seulement par les bonapartistes, mais par les rhéteurs qui croyaient faire un chant de l’Iliade. Napoléon ne s’est pas contenté de mentir de son vivant ; il a pris à Sainte-Hélène ses mesures pour faire mentir ceux qui viendraient.
Pour se créer des avocats chez un peuple rhétoricien, il lui a suffi de les corrompre par ce mot : « Ceux qui seront avec moi, me défendront : ceux-là seuls seront beaux. » Et tous ont voulu être beaux. Voilà l’homme de lettres, et on voit là, combien le littérateur diffère de l’historien. Le premier cherche surtout une grande unité d’intérêt, et l’on n’obtient cela qu’en fixant la lumière sur un point brillant, un héros, et mettant le reste dans l’ombre aux dépens de la vérité. L’essentiel pour eux, c’était de montrer le héros de 1814, le lion seul qui, poursuivi d’une armée de chasseurs, les faisait reculer. Cela permet de faire un Géricault, un Delacroix, pour faire crier : « C’est beau ! »
Ce que ces rhéteurs disent à sa louange, c’est sa condamnation. Il n’eut jamais en tout que quarante ou quarante-cinq mille hommes. La France l’avait abandonné et condamné.
Les parties montagneuses étaient pleines de réfractaires. Aux marches surprenantes qu’il fit quelquefois de vingt lieues par jour, on voit bien qu’il n’était guère suivi que des jarrets d’acier de nos jeunes paysans.
Dans cette terre de soldats qui, depuis 92, en produisait toujours, ils avaient hâte, tout petits et encore enfants, de chercher la guerre et la mort. Ceux dont les aînés avaient déjà péri, d’autant plus vite s’empressaient de courir à l’armée. « On meurt beaucoup ! Tant mieux, j’avancerai plus vite ! » Les mots qu’on cite de l’empereur montrent qu’il n’avait guère affaire qu’à cette population rurale. De certaines provinces il disait : « Ils sont braves et courent vite, dès qu’ils ont cassé leurs sabots. »
Cet entrain ne durait guère. Les maladies, les jeûnes rebutaient ces jeunes paysans. Ils retournaient chez eux. D’autres venaient. Mais on n’en avait jamais que 40 à 45 000.
Les petits succès partiels empiraient cruellement notre situation et ne servaient à rien. Qu’importaient 10 000 hommes, qu’il tua à Brienne, et les 5 000 de Champaubert ? A grossir ses prétentions, rendre la paix d’autant plus impossible. Il est vrai qu’Alexandre demanda une trêve, laissa reculer les Autrichiens, et attendit, pour reprendre la guerre, qu’il eût reçu les 100 000 hommes du Nord qu’envoyait Bernadotte.
Ces délais trompèrent Bonaparte jusqu’à lui inspirer le projet insensé de passer derrière l’ennemi pour le ramener vers le Rhin. L’ennemi, si nombreux, n’y prit garde, s’avança toujours vers Paris, selon le très sage conseil de Pozzo et des meilleurs ministres d’Alexandre.
Bonaparte avait perdu près de quinze jours à faire cette pointe folle et à revenir à Fontainebleau, Il n’y gagna rien que d’avoir resserré la grande alliance de l’Europe, à qui les Anglais promirent la solde de 500 000 hommes.
Au moment même où il était perdu, l’insensé avait dit : « Je suis plus près de Munich qu’ils ne sont de Paris. »
Il avait dit et répété que, s’il s’éloignait, il suffisait que Paris pût se défendre quelques jours. Mais il n’avait pris nulle précaution pour protéger, nourrir une si grande population.
Lui-même doutait si bien de pouvoir sauvegarder Paris qu’il avait écrit à Joseph de mettre (avant tout) en sûreté son fils avec l’impératrice.
Mais tous l’abandonnèrent. Joseph dit : « Je reste ! » et partit.
Paris, à ce moment, était plus que Paris. Il était encombré d’une foule immense de réfugiés, qui affluaient de toutes les parties de l’empire, de toutes les Frances lointaines, et venaient ici se cacher aux plus petits trous.
Pour les alliés, il suffisait de s’avancer en grandes masses, en laissant toutefois à la France le temps de se reconnaître, d’abandonner, d’abjurer l’auteur de tous ses maux. Le danger, dans cette longanimité, était qu’Alexandre était suivi par un demi-traître, l’Autriche ; elle aidait le mouvement avec l’idée de le lâcher, si la France aux expédients avait idée d’invoquer le beau-père et sa fille.
Aussi on n’agit avec fermeté et certitude que lorsque, Bernadotte ayant amené à Alexandre les 100 000 hommes du contingent du Nord, les Autrichiens se trouvèrent en minorité et subordonnés.
Rien n’est plus étrange que de voir Rovigo et, en général, les séides de l’empereur, se donner tant de peine à expliquer l’intrigue par laquelle on écarta la jeune impératrice et le petit roi de Rome. « Deux innocents, ce semble, dont on n’eût pas dû se défier. »
L’empereur, en offrant d’abdiquer au profit de son fils avait bien averti que c’était lui-même encore, que, sous ce masque pacifique, c’était la guerre éternelle.
Les fanatiques qui tenaient obstinément à Bonaparte étaient donc bien aveugles pour ne pas voir l’obstacle énorme, gigantesque, qui lui fermait la voie, l’excluait à jamais lui et les siens.
Quel obstacle ? La haine du monde.
Haine solide et universelle. Et si elle était quelque part plus franche et plus injurieuse, je puis dire que ce fut en France, où on était en deuil de tant d’enfants, en deuil pour Moscou, pour Leipsick, pour cette dernière campagne ; il était maudit, et par une grande France qui n’était d’aucun parti, mais simplement vouée à d’éternels regrets.
Je me rappelle très bien le jour où on nous nomma les Bourbons, que personne ne connaissait.
L’empereur Alexandre arrivait, il est vrai, entouré d’émigrés de l’ancienne France, et avec une disposition mystique, favorable au total à cette antique race.
Talleyrand, qui avait bien quelques sujets de craindre le retour de l’ancien régime, dut se joindre à l’intrigue royaliste et la diriger, s’il pouvait.
Que dut-on dire à Alexandre : « que cette famille était celle qui inquiéterait le moins l’Europe, étant fatalement pacifique, prédestinée à une paix forcée. »
Descendue par les femmes de la maison de Saxe, elle en avait l’obésité.
Le gros Louis XVIII, déjà âgé, eunuque, ne pouvait se bouger.
Le mâle de la famille, le comte d’Artois, usé et dégradé par les plaisirs, était fort avili, depuis la campagne qui suivit Quiberon, par le mépris des Vendéens eux-mêmes, les risées de Charette. Le terrible petit livre de Vauban commençait à circuler partout.
C’est peut-être ce qui servit cette famille en montrant qu’on n’en trouverait jamais une plus incapable. Le fils aîné du comte d’Artois, le duc d’Angoulême, marié à une princesse stérile (la fille de Louis XVI), était un honnête homme, mais, ce semble, grêlé, vieilli d’avance par les débauches de son père, et au total impropre à tout.
Le second fils, le duc de Berry, fort livré au plaisir, n’en était pas moins un brutal, propre à décourager la France de la vie militaire.
Bref, les Bourbons offraient à un degré tout à fait rassurant les conditions d’incapacité qui promettaient de paralyser un pays si guerrier, qu’on croyait (bien à tort) toujours avide d’aventures.
Dans le conseil où l’empereur Alexandre siégeait avec le roi de Prusse et le général autrichien Schwarzenberg, personne n’osa parler pour la régence de l’impératrice. Et l’Autrichien se tut.
La question parut tranchée par un mot violent du général Dessolles : « Appelez la régence… et le tigre revient ! »
Marmont, après avoir vaillamment livré un dernier combat pour défendre Paris, avait été forcé par le conseil municipal de signer la capitulation de cette ville, abandonnée par les frères, la femme, les ministres de l’empereur, on peut dire par lui-même, qui était à deux pas.
Les alliés entrèrent en grand ordre, et la garde nationale conserva ses armes pour veiller à la paix publique. Alexandre dit un mot beau et vrai : « Je viens réconcilier la France avec l’Europe. »
Cependant Bonaparte, à Fontainebleau, méditait un projet insensé et terrible, qui eût égalé, dépassé le désastre de Moscou. C’était, avec ce qui lui restait d’hommes, de rentrer dans Paris et d’y livrer bataille, d’essayer d’en chasser l’armée de l’Europe. Acte désespéré, où Paris certes ne l’eût pas secondé, mais qui eût pu amener sa destruction. Après avoir mis sa famille en sûreté, et sans prendre aucune précaution de défense, il appelait cette ville désarmée à un combat contre l’Europe.
Plusieurs choses eussent rendu horrible cet événement. D’abord Paris était encombré d’une masse immense de réfugiés, de toutes les parties de l’empire.
Puis, les manufactures et fabriques nouvelles, qu’on y avait établies sans précaution (celles surtout de produits chimiques) le rendaient extrêmement combustible en cas de bombardement. J’en ai gardé un souvenir cruel. Nous étions près d’une de ces fabriques, et, quand quelques bombes tombèrent au faubourg du Temple, j’étais près de ma mère mourante (et qu’on ne pouvait transporter). Une seule étincelle, tombée là, nous eût brûlés vifs.
Voilà donc dans quelle horrible extrémité il nous jetait. Heureusement, ses généraux se refusèrent à ce grand crime. Oudinot, Lefebvre, déclarèrent qu’ils n’obéiraient pas. Et Ney, l’homme le plus populaire dans l’armée depuis la retraite de Moscou, le somma d’abdiquer. On lui apprit que le Sénat avait voté sa déchéance.
Il essaya encore d’abdiquer pour son fils. Mais personne ne fut pris à cette ruse. On s’en tint à la capitulation, qui disait qu’il serait mis dans une enceinte que choisiraient les alliés.
Humainement, mais très imprudemment, ils choisirent l’île d’Elbe, si voisine de la France et de l’Italie.
En relisant les historiens, et même les non bonapartistes, je suis frappé de les voir pour le tyran, contre ses généraux qui nous sauvèrent. Ces hommes, dit-on, lui devaient leur fortune. Mais lui, que ne devait-il pas à ceux qui, en Russie et ailleurs le protégèrent, lui couvrirent si souvent le dos ! N’importe, les narrateurs ne s’intéressent qu’au grand coupable. C’est comme dans l’épigramme : « Ils pleurent sur le pauvre Holopherne, si méchamment mis à mort par Judith. »