Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE X
EXPÉDITIONS DE PORTUGAL, DE RUSSIE (1811-1812). — LES
GUERRES DE L’INCENDIE
Les historiens qui font le lugubre récit de la campagne de Russie oublient tous une chose essentielle, c’est que ce grand désastre n’arriva qu’après l’échec bien moindre essuyé dans le Portugal et par la même cause, les mêmes fautes de Napoléon.
Ce fut pour le balancer qu’il se montra terrible dans le Nord, réunit la Hollande et saisit les grands fleuves par où respire l’Allemagne, enfin brava tant la Russie, déclarant qu’il voulait se faire une fenêtre dans la Baltique même. A ces menaces l’Angleterre opposa un positif sérieux, cruel, mais efficace. Les deux Wellesley-Wellington, qui y avaient la principale influence, l’un dans le cabinet, l’autre à l’armée, appliquèrent en Europe leur méthode indienne de dévastation absolue.
Ils obligèrent, sous peine de mort, le paysan à raser le pays, à brûler tout. Toute autre armée qu’une armée irlandaise, tenue très bas et d’une main de fer, se fût indignée de cette méthode très cruelle qui brûlait les amis au lieu de les défendre.
Elle créait à Masséna de terribles difficultés, lui imposait une extrême lenteur, l’isolait tellement de la France que, pour aller chercher quelques nouvelles, le général Foy eut peine à passer avec une escorte de deux mille hommes. L’empereur évidemment avait les yeux ailleurs. Peu bienveillant pour Masséna, il n’insistait pas pour que Soult, roi de l’Andalousie, et gardant les Cortès dans Cadix, l’île de Léon, combinât avec lui ses mouvements. Masséna, manifestement négligé et comme abandonné de l’empereur, par cela même ne trouvait que désobéissance chez ses subordonnés. Ney lui désobéit, n’ouvrit pas sa communication avec le roi Joseph, avec l’Espagne. Pendant ce temps, Wellington s’établissait près de Lisbonne, près de la mer, dans l’imprenable position de Torres Vedras, sur une suite de monticules défendus par des batteries. Masséna, mourant de faim, demanda en vain des vivres à Bessières, qui ne l’écouta pas non plus. Enfin, se voyant désobéi par tous, même par la garde impériale, qui refusa de charger l’ennemi, il ne put que se retirer.
Napoléon, humilié par ces échecs, dont il était lui-même cause en partie, en était venu au triste expédient de penser à détrôner Joseph, et de renvoyer Ferdinand en Espagne, à condition qu’il lui cédât les provinces au nord de l’Èbre.
Cette chute, au moment où son mariage autrichien le plaçait si haut, lui faisait désirer d’étonner l’Europe par quelque grand coup. De là ses imprudentes provocations à la Russie.
Il croyait bien connaître l’empereur Alexandre. Et l’ayant vu déjà par l’affaire des douanes dans une demi-révolte, il pensa que, sans perdre de temps, il fallait lui montrer l’épée.
Non qu’il crût à la guerre. Mais en la préparant dans la proportion d’un appareil immense, il ne doutait pas de faire reculer le czar. Qui ne l’eût cru aussi ? et qui saura jamais par quels degrés de pression la cour amena à une résistance énergique un homme si indécis[111] ?
[111] Dans le livre d’une Polonaise (madame de Choiseul-Gouffier), livre plein d’anecdotes vraies et curieuses, on voit qu’au moment de la guerre de 1812, lorsque déjà l’armée française était en marche et approchait, Alexandre, à Wilna, était au bal, fort entouré de dames et trouvant pour toutes des mots gracieux. Il disait, par exemple, à l’une : « J’ai une grâce à vous demander : que vous ne m’oubliiez pas. » On voyait à ce bal, pâle et mélancolique, la belle personne qui depuis trois ans semblait l’avoir fixé. Sur ses superbes cheveux noirs elle portait un emblème expressif, une couronne de Forget me not.
La gravité des circonstances le ramenait aux tendances religieuses et mystiques qui étaient naturelles à son âme allemande. Cette âme variable, mêlée d’influences diverses, resta toute sa vie sous le nuage noir de deux événements tragiques, de deux affreuses énigmes qui lui firent douter toujours lui-même s’il était coupable ou ne l’était pas. L’un fut la mort de son père, et l’autre l’incendie de Moscou.
Ces événements furent si complexes qu’Alexandre, qui en profita malgré lui, fut obligé d’en souffrir les auteurs, de les garder comme un reproche vivant, un cruel doute sur la part faible ou forte qu’il pouvait s’attribuer dans ces catastrophes.
En voyant s’approcher les masses armées que poussait sur lui Bonaparte, il ne pouvait sortir encore de l’expectative mystique qui était devenue son état naturel. Dans les trois années précédentes, malgré ses guerres de Finlande, de Moldavie, il remua bien peu ; sous sa somnolente maîtresse il avait eu la vie d’un marécage, et il en gardait l’engourdissement.
Les émigrés (politiques ou illuminés) qui chaque jour l’entouraient de plus près montraient le bras de Dieu descendant sur Napoléon, l’Espagne non réduite encore, et déjà l’Allemagne frémissante, prête à se soulever. Point de vue parfaitement faux en 1812. On verra, au contraire, combien, dans notre retraite horrible de Moscou, les Allemands nous furent longtemps fidèles et combattirent pour nous.
N’importe. Ces fausses prophéties donnaient crédit à M. de Maistre, à l’Ézéchiel savoyard, longtemps moqué et écarté, mais qui, se relevant sous la protection de l’impératrice mère et de la favorite, fut dans les derniers temps attaché à Alexandre comme secrétaire.
On a vu l’ascendant qu’exerçait l’impératrice mère par son couvent de cinq cents jeunes filles nobles, l’appât des dots, des places que ces mariages favorisés procuraient aisément. Le mysticisme régnait là, mais contenu dans la mesure gouvernementale. Grande austérité extérieure. Ces élèves étaient une propagande vivante contre Napoléon, la France et ses doctrines.
La famille impériale était fort piquée et pour le mariage autrichien, et aussi (fort justement) par l’affaire d’Oldenbourg, menée avec une précipitation si brutale.
On sentait là que l’oppression, sous laquelle haletait le monde, avait, sans respect d’amitié, touché même la Russie, même la famille impériale. Cette brutalité semblait un augure menaçant. On commença à élever des fortifications sur certaines frontières et à songer à rappeler les armées de Turquie, de Finlande.
De plan de guerre, il n’y en eut pas, ou, si l’on veut, il y eut trois plans entre lesquels on hésita :
Le plan allemand de Barclay, un Courlandais habile : fuir, reculer toujours, se fier à l’espace, à l’hiver et au défaut de subsistances. C’est le plan qu’Alexandre lui-même exposa à M. de Narbonne, l’envoyé de Napoléon.
Le plan russe, que l’on fit exécuter par Kutuzow : hasarder une grande bataille ; et le plan qu’on peut dire anglais, puisque les Anglais l’avaient si largement appliqué en Portugal : brûler, dévaster le pays.
Mais ce plan était bien plus cruel que dans un climat doux. En Russie, il n’allait pas moins qu’à faire mourir, par l’inclémence de l’hiver, non seulement les Français, mais les Russes mêmes.
Il faut partir d’une idée juste et vraie. Napoléon, Franco-Italien du reste, ne savait rien du monde. Dans sa grande ignorance et sa parfaite indifférence des nations diverses chez lesquelles il faisait voyager ses canons, il semble n’avoir eu d’elles d’autre notion que celle de Falstaff, qui croit avoir assez caractérisé ses recrues en les définissant : « des hommes mortels ».
Il entra en Russie, sachant très vaguement que c’était un pays de serfs, et croyant que la situation était la même qu’en Pologne, n’ayant aucune idée des circonstances compliquées qui, même aujourd’hui dans cet empire, rendent la libération difficile. En Russie, le paysan ne veut la liberté qu’avec la terre elle-même, avec la propriété qui lui appartenait (il y a deux siècles à peine). De là des difficultés immenses qu’on n’aurait pu vaincre, d’un coup, qu’au prix d’un grand bouleversement social dont ne voulait nullement Napoléon.
Le paysan n’a guère conservé que sa commune serve, son église, ses saints qui l’ont jadis défendu des Tartares. C’est le lien unique de la petite société de villages. C’est là ce qu’il faut respecter à tout prix. Grande difficulté de conduire une armée française à travers un pays, non pas bigot comme l’Espagne, mais grossièrement asservi à son culte local.
L’armée française, on l’a vu à Wagram, n’avait plus la discipline du temps passé. Et par delà la frontière polonaise, ne recevant plus de distribution régulière de vivres, il lui fallut piller. Donc elle devint l’horreur du paysan, qui s’insurgea contre elle. Napoléon lui-même était si indécis, qu’il réprima les premiers essais de jacquerie sociale qui lui furent dénoncés par la noblesse. Celle-ci resta seule maîtresse du paysan, et, profitant de son zèle religieux, fit de la guerre une croisade contre Bonaparte.
Au reste, s’il n’eut pas la prévoyance sociale et politique, il n’eut pas davantage la prudence d’administration militaire, la plus indispensable. Sa campagne de 1807 sur les confins mêmes de la Russie, ses difficultés d’Eylau et de Friedland pouvaient lui faire prévoir celles qu’il trouverait en s’enfonçant dans ce pays immense qui, indépendamment des rigueurs des hivers du Nord, vous oppose alternativement des abîmes de boue, de sable. C’est ce qu’on éprouva dès la première entrée. Les voitures hautes et lourdes de l’administration furent obligées de partager leur charge en un grand nombre de ces petites voitures de nos rouliers de Franche-Comté, qui enfoncent peu. Ce changement ralentit beaucoup.
Napoléon, par égard pour l’Autriche et pour la Russie même, n’osa armer les Polonais en masse. Il les dispersa dans l’armée. Il les laissa seulement à Varsovie proclamer la résurrection de la Pologne, sans les encourager en rien. Tout au contraire il ruina, épuisa la Lithuanie, la fit russe, autant qu’il le pouvait.
N’importe. L’émotion des Polonais fut grande. On en peut juger par le sublime tableau que font leurs poètes quand il voient nos beaux régiments entrer dans les antiques murailles de Smolensk, ville si longtemps polonaise, et aujourd’hui frontière, défense de la Russie.
Ils la trouvèrent en flammes. Pour la première fois, on appliqua le système nouveau qui avait si bien réussi aux Anglais en Portugal. Napoléon, irrité, n’en fut pas mieux averti. L’audacieux Murat disait lui-même qu’il fallait s’arrêter. Davout se déclara pour l’avis de l’empereur, contre celui de Murat et de presque toute l’armée. On poursuivit.
L’empereur, dans sa colère, empêcha moins dès lors les désordres et les incendies, donnant par là à l’ennemi une arme terrible, et faisant croire aux Russes que c’était notre armée, et non la leur, qui brûlait tout.
C’est ce qui explique leur furieuse haine contre les Français « incendiaires et ennemis de Dieu », et la vaillance colérique qu’ils montrèrent à la Moskowa. Napoléon, qui avait tant désiré une grande bataille, et croyait qu’elle mettrait la Russie à ses pieds, s’y montra flottant, indécis, selon tous les historiens. Il y était un peu malade ; depuis son mariage, il avait vieilli avant l’âge. Il vainquit imparfaitement, profita peu de la victoire, ne poussa pas les Russes si affaiblis, comme le voulaient Murat et d’autres. Ils échappèrent, allèrent se recruter et se refaire.
Pour lui, selon son système routinier, il croyait tout gagné si l’on prenait la capitale.
L’Histoire de M. de Ségur, œuvre d’une rhétorique souvent inspirée, toujours un peu déclamatoire, est elle-même un fait historique par sa date (1824). Elle vint au milieu du torrent des publications bonapartistes que Sainte-Hélène popularisait tellement.
Son succès fut marqué par la fureur du général Gourgaud et des autres séides de Napoléon[112].
[112] M. de Ségur, avant l’âge avait été comblé. Napoléon, l’ayant pris près de lui, lui avait confié des missions honorablement délicates, celle, par exemple, de recevoir la capitulation d’Ulm. Au bulletin de Somo-Sierra, il s’obstina à le nommer quoiqu’il fût absent, et à taire les jeunes Polonais et Montbrun, qui forcèrent le passage.
Napoléon aimait cette race de parfaits courtisans, connue par les succès mondains. Ségur ambassadeur en Russie près de Catherine, Ségur, ministre de la guerre, fit pour plaire à la reine sa célèbre ordonnance qui exigeait que tout officier fût de noblesse ancienne, prouvât quatre quartiers. Cela éloigna alors du service tous les officiers de fortune, entre autres Masséna. Nos vieilles gloires, les Fabert, les Chevert, eussent été de même écartées.
Que le jeune Ségur, si bien traité par lui, s’écartât du parti, et publiât un livre en apparence impartial qui relevât ses fautes, et la vaillance, le patriotisme de ses ennemis, cela fut agréable non seulement au parti rétrograde, mais à nous tous impartiaux. En y regardant de plus près, on peut apercevoir que l’auteur, en tenant compte des mérites des deux partis, en s’éloignant de la manière dénigrante des Anglais, de Kerporter, Rob, Wilson, critiques sévères de la Russie, en donnant aux nôtres ce qu’on leur doit, ne relève pourtant (jusqu’au sublime) qu’une chose, le dévouement patriotique de celui qui brûla Moscou.
Acte prodigieusement audacieux, s’il était vrai, comme le dit M. de Ségur, qu’on le fît à l’insu du czar[113] !
[113] Nous verrons cela démenti par Alexandre.
M. de Ségur, gendre de Rostopchine, alors réfugié en France, et comme exilé par la haine des Russes, a certainement pour but principal la réhabilitation, l’exaltation de son beau-père. Rostopchine, que nous avons tous vu à Paris, ainsi que sa dévote épouse, tâchait de s’étourdir et prenait grande part aux amusements de la vie parisienne, mais n’osait pas rentrer en Russie. Le livre de Ségur et son succès étaient certes très propres à aplanir les voies, à faciliter son retour, à laver sa mémoire.
Ce fut le but principal de l’auteur, dans ce brillant écrit.
Les grandes villes centrales appartiennent-elles uniquement au pays dont on les dit les capitales ? Non, et moins encore en Orient, à Kasan, à Damas, entrepôts pour les caravanes et tout le commerce d’Asie. Ce sont les grands asiles communs des nations. L’immense et riche Moscou avait ce caractère. Les Persans, les Tartares se croyaient là chez eux. Sa forteresse, le solide Kremlin, et ses murailles colossales donnaient aux commerçants nomades beaucoup de confiance, une idée rassurante de solidité.
On disait proverbialement : « Se sentir sûr comme au Kremlin. »
Moscou était une ville double ou triple. Outre ce Kremlin immobile, plein d’églises, d’édifices publics, il y avait une Moscou de cent mille âmes (les seigneurs et leurs serfs) qui s’en allait l’été ; puis, la Moscou marchande (de deux, trois cent mille âmes), qui restait toujours pour recevoir les caravanes, les acheteurs. Cela était ainsi depuis des siècles, depuis que les invasions tartares avaient cessé.
La Moscou fixe, orientale, des gros marchands, et la petite plèbe des jardiniers qui cultivaient dans l’enceinte même à l’abri des remparts et qui n’en bougeaient pas, c’était, on peut le dire, la ville. Les seigneurs et leurs domestiques ne faisaient qu’y paraître, se voir l’hiver, et faire leur sourde opposition à Pétersbourg ; ils retournaient l’été à leur véritable demeure, leurs splendides châteaux.
M. de Maistre, dans sa Correspondance, examine cette question bizarre : « Que ferait-on si le czar ordonnait de brûler la capitale ? » comme les Anglo-Portugais viennent de brûler chez eux tant de bourgades, pour arrêter l’armée de Masséna. Il ne répond pas à la question.
Un Hollandais, nommé Schmidt, vint proposer un ballon incendiaire pour foudroyer et brûler les Français. Après la bataille de la Moskowa, Rostopchine, nommé récemment gouverneur de Moscou, accueillit Schmidt, et pour lui faciliter ses opérations, l’établit au château de Repnine, ennemi violent des Français, et leur prisonnier d’Austerlitz.
A la Moscou marchande, fort effrayée, et si encombrée, qu’elle ne pouvait pas fuir, mais mourir là, on faisait croire qu’on livrerait encore une bataille pour la sauver.
D’ailleurs la ville entière avait foi au czar. Tout récemment, il y était venu, et il avait reçu de ce bon peuple des preuves d’amour inconcevables. C’étaient de vrais enfants, et ils avaient le cœur tendre et naïf de l’enfant pour un père chéri. Non seulement ils donnèrent pour la guerre tout ce qu’ils purent, et même au delà, mais ils voulurent toucher, embrasser les pieds de leur czar. Il avait été reçu dans un vaste jardin. Ils ébranlaient les grilles pour approcher. Il fallut les jeter par terre. On se précipita. Le souverain, le peuple, se confondirent comme dans un immense embrassement.