Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE III
BATAILLE DE LEIPSICK (1813)
Napoléon avait l’esprit tellement faussé par la tyrannie, qu’il croyait, après sa grande débâcle, que tous ceux qu’il avait insultés, durement traités, lui resteraient fidèles.
Il s’étonna de tout ; il croyait que son mariage autrichien, regardé par l’Autriche comme le dernier abus de la victoire, et qu’il accomplit, on l’a vu, si brutalement, lui répondait de son beau-père. Il eut une surprise étrange et bien naïve, il faut le dire, à voir ce beau-père, d’abord neutre, bientôt ennemi. C’était pourtant afin de ménager cette amitié douteuse que, par deux fois (en 1807, 1812), il rejeta la main des Polonais et profita à peine de leur enthousiasme. En vain, partant, en 1814, pour la nouvelle guerre contre l’Allemagne soulevée et la Russie, il crut ramener l’Autriche par la vaine cérémonie de déclarer régente la jeune impératrice.
Tout lui échappait à la fois. En Espagne, il allait être réduit à rappeler son prisonnier, Ferdinand VII.
En Italie, il fut fort indigné de voir Murat qui, sans souvenir de ses griefs l’avait si bien servi, lui échapper et tâcher de se sauver seul. Le pis, c’est que son fils même, Eugène, qui dans la retraite de Russie, s’était très bien montré, fit la sourde oreille aux très pressants appels de Napoléon dans ses dernières détresses.
La Hollande l’abandonna et s’affranchit. Donc, il se trouva seul, réduit aux ressources de la France. Avec une prodigieuse activité, elle constitua une armée de trois cent mille hommes, mais nullement semblable à celle qui périt en Russie. Celle-ci, se composait de jeunes soldats, mal exercés, avec une nombreuse artillerie, peu, très peu de cavalerie. Donc, si l’on avait des succès, nul moyen de les suivre. Ajoutez qu’une grande partie des ressources en tout genre de matériel était restée dans les places éloignées, où l’empereur gardait d’énormes garnisons, dans l’idée folle de revenir demain.
Jomini, qui était Suisse, et qui, maltraité, usa de son droit d’étranger, se rangea près d’Alexandre, parle toujours de Napoléon dans ses livres, avec respect, admiration. Mais je trouve dans l’excellente biographie que le colonel Lecomte a publiée de Jomini, et qui donne ses entretiens, ses paroles confidentielles, une explication naturelle de ces dernières campagnes tant admirées.
L’empereur Alexandre avait remis à l’empereur d’Autriche la conduite de la guerre contre son gendre, et François l’avait remise à Schwarzenberg, bonhomme et grand seigneur, mais incapable général.
Chacun voulait l’aider, le conseiller.
Jomini, le moins satirique des hommes, nous donne sérieusement l’amusante peinture de cette tour de Babel. Tous les états-majors de toute l’Europe étaient là, proposaient leurs plans et souvent faisaient rejeter les avis les plus raisonnables[116]. Bonaparte, qui avait tout son conseil dans sa tête et ne comptait avec personne, avait mille avantages. Ce qu’il risquait souvent, c’était d’être trop obéi. Les plus hardis, dociles à la lettre et démentant leur caractère, ne prenaient rien sur eux. Exemple : Ney à Bautzen n’osa s’écarter des heures fixées et par cela entrava le succès.
[116] Voyez le colonel Lecomte, Biographie de Jomini.
Bonaparte, malgré son infériorité de nombre, s’en tirait bien, lorsque Blücher, avec sa valeur étourdie rompit la ligne que l’empereur croyait garder, et se joignit à la dernière armée que les alliés attendaient, cent mille hommes menés par deux transfuges, Moreau, Bernadotte. Alors de tous côtés, Bonaparte ne vit qu’ennemis.
Moreau certainement ne s’en faisait aucun scrupule, croyant défendre la liberté du monde. Et Bernadotte avait à venger mille injures[117]. Leipsick fut ce qu’on peut appeler l’insurrection du genre humain. Il n’y avait jamais eu une pareille unanimité.
[117] Comme en 1809, lorsqu’il lui joua ce tour de l’appeler trop tard à la bataille pour le faire passer pour un lâche.
M. Lecomte me paraît avoir expliqué lumineusement cette immense bataille où Schwarzenberg voulait morceler l’armée alliée en cinq fractions presque impossibles à réunir. Disposition tellement absurde, qu’on aurait pu la croire dictée par Napoléon même.
L’empereur Alexandre crut, d’après Jomini, qu’il fallait grouper tout, en s’unissant à Blücher et à Bernadotte. Mais le czar ne put vaincre l’obstination de l’Autrichien qu’en le menaçant de se passer de lui, d’opérer seul avec ses Russes.
Le 18 octobre, les alliés, fortifiés par Bernadotte et Benigsen, accablèrent Napoléon. Si on eût cru Jomini, on eût occupé la seule route de retraite qui lui restait, et on l’eût pris lui-même.
Grand bonheur pour l’Europe et la France même, qui se fût épargné la double invasion et Waterloo.
Leipsick eut presque les effets d’une nouvelle retraite de Moscou. La jeune armée y fut désorganisée, brisée, détruite dans la poursuite ardente de l’innombrable cavalerie ennemie.
Cinquante mille Français couvrirent le sol ennemi de leurs cadavres.