Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE V
DU CARACTÈRE, DU CŒUR DE BONAPARTE
C’est en 1814 que je place ces considérations. Car, en 1815, il baissa tellement qu’on put douter que ce fût le même Bonaparte. Plus tard, à Sainte-Hélène, c’est un Bonaparte soigneusement refait, arrangé.
Toute notre génération a usé des années, des parties longues, précieuses, de la vie humaine, à lire des documents plus ou moins falsifiés sur celui qui, même après sa chute, trôna dans la mémoire des foules comme dieu de la victoire. Il a l’honneur affreux d’avoir confirmé et grandi un mal trop naturel à l’homme, l’adoration de la force brutale et l’idolâtrie du succès.
Pour moi, tout éloigné que je fusse de copier les contes ridicules de Sainte-Hélène sur le bon cœur, la sensibilité de Bonaparte, je n’en ai pas moins repoussé les satires atroces, étourdies, que les royalistes lancèrent contre lui au jour de sa chute. Elles sont tellement dégoûtantes que je les crois plutôt propres à faire des bonapartistes. L’Ogre de Corse, et même le fameux pamphlet de Chateaubriand, ces publications violentes, accueillies alors avidement de la France en deuil, manquent tout à fait leur but par l’excès de la violence même.
Il n’en est pas ainsi du petit livre de M. de Pradt l’Ambassade à Varsovie. Livre d’un homme d’esprit, léger sans doute, mais qui ici a, selon moi, autant de solidité que d’éclat. Le premier, il a exposé, fait comprendre les contradictions incroyables, les contrastes heurtés de ce caractère. Ce que plus tard Vigny, Mario Proth, ont exprimé par le mot qui a tant réussi : Comediante, tragediante, de Pradt l’a exprimé d’un mot risqué, mais vrai : Jupiter Scapin.
Ces passages subits d’une grandeur théâtrale à une bassesse triviale et bouffonne l’assimilaient sans doute aux acteurs médiocres de l’Italie qui ne savent pas l’art des passages habilement ménagés.
Cependant, j’ai exposé dans mon premier volume les raisons qui le mettent en contraste avec l’Italie, surtout l’indifférence au beau et le prosaïsme parfait d’un caractère nullement sympathique aux beaux-arts.
J’ai dit qu’un spirituel Anglais, M. D’Israëli, voudrait le faire croire Juif d’origine. Et comme la Corse fut autrefois peuplée par les Sémites d’Afrique, Arabes, Carthaginois ou Maures, Maranes, disent les Espagnols, il semble appartenir à ceux-ci plus qu’aux Italiens.
L’amour aussi de thésauriser, tant de millions entassés aux caves des Tuileries, cela sent aussi le Marane.
De Pradt dit à merveille ce caractère : « l’empereur est tout ruse, ruse doublée de force. Mais il attache plus de prix à sa ruse. Pour lui, triompher n’est rien ; c’est attraper qui est tout : « Je suis fin », m’a-t-il dit cent fois[118] ».
[118] Madame de Rémusat s’exprime à peu près dans les mêmes termes sur ses habitudes de mensonge, t. I., p. 105. A. M.
Voyons où aboutit cet homme fin, lorsqu’il revint seul à Vilna. La scène est si naïve, si évidemment vraie dans les moindres détails, qu’on jurerait avec certitude que le narrateur n’a pu, ni voulu ajouter.
« Mes portes s’ouvrent et donnent passage à un grand homme, qui marchait appuyé sur un de mes secrétaires. Un taffetas noir enveloppait sa tête, son visage était comme perdu dans l’épaisseur de sa fourrure. C’était une espèce de scène de revenant ; je le reconnais, lui dis : « Ah ! c’est vous, Caulaincourt ? Où est l’empereur ? — Ici ; il vous attend à l’hôtel d’Angleterre. — Où allez-vous ? — A Paris. — Et l’armée ? — il n’y en a plus, dit-il, en levant les yeux au ciel. »
« Je me précipite. J’arrive à cet hôtel, et je vois dans la cour une petite caisse de voiture, montée sur un traîneau fait de quatre morceaux de bois de sapin à moitié fracassé. Le Mameluck m’introduit dans une salle basse, les volets à demi fermés pour protéger son incognito.
« L’Empereur se promenait dans la chambre, enveloppé d’une superbe pelisse, recouverte d’une étoffe verte, avec de magnifiques brandebourgs en or. Sa tête était couverte d’une espèce de capuchon fourré et ses bottes étaient enveloppées de fourrures. « Ah ! monsieur l’ambassadeur ! » me dit-il en riant. Je m’approchai avec vivacité, lui dis : « Vous nous avez donné bien de l’inquiétude. Mais enfin, vous voilà ! » Tout cela d’un ton qui devait lui montrer ce qui se passait en moi. Le malheureux ne s’en aperçut pas.
« Je lui parlai de l’armée polonaise. « Comment ! dit-il, je n’ai vu personne pendant la campagne. » Je lui expliquai comment, en dispersant les forces polonaises, il avait rendu invisible une armée de 80 000 hommes.
« Au dîner, où il eut deux ministres[119], il disait en riant : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. »
[119] Notez que c’étaient eux en partie qui l’avaient sauvé à la Bérésina.
« Et comme ils exprimaient leur satisfaction de le voir sauf après tant de dangers : « Dangers ? dit-il, pas le moindre. Je vis dans l’agitation ; plus je tracasse, mieux je vaux. Il n’y a que les rois fainéants qui engraissent dans les palais. Moi, c’est à cheval et dans les camps. Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. »
« L’armée est superbe. J’ai toujours battu les Russes. Je vais chercher 300 000 hommes. Tout ce qui arrive, n’est rien, c’est l’effet du climat, j’ai battu les Russes partout. (Tout cela d’un grand air de gaieté.) Je ne puis pas empêcher qu’il gèle. On vient me dire tous les matins que j’ai perdu 10 000 chevaux dans la nuit. Eh bien, bon voyage ! »
« Cela revint cinq ou six fois. « Ah ! c’est une grande scène. Qui ne hasarde rien, n’a rien. Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. »
« La conversation se prolongea ainsi près de trois heures. Le feu s’était éteint. Le froid nous avait tous gagnés. L’Empereur ne s’en était pas aperçu, se réchauffant à force de parler, et répétant deux ou trois fois : « Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas. »
« Comme il allait partir et que chacun lui adressait ses vœux : « Je ne me suis jamais mieux porté, dit-il. Quand j’aurais le diable, je ne m’en porterais que mieux. »
« Cette conversation me frappa trop pour n’être pas bien sûr de l’avoir rendue avec la plus grande exactitude. »
Elle frappera tout le monde en effet, comme un exemple unique de la plus dure insensibilité.
Hélas ! ce grand naufrage de 300 000 hommes perdus, ensevelis sous la neige, c’était bien autre chose qu’une seule armée ; c’était un monde, les restes de la réquisition, de la conscription de vingt années ; autrement dit la France héroïque, victorieuse du monde, qui conduite par sa foi aveugle, était venue mourir, s’enterrer là. Tout ce qui restait de nos armées républicaines, de celles d’Italie, d’Égypte, d’Allemagne, réunies toutes ensemble pour cette catastrophe commune ! Et sur ce cataclysme, ce naufrage d’un monde, pas une larme et pas un regret ! Ajoutez-y la France entière qui pleura tant d’années l’armée de Moscou. Dirai-je une chose étrange, mais certaine ; c’est que, trente ans plus tard, aux hôpitaux vivaient encore de vieilles mères qui attendaient leur fils et disaient : « Il va revenir ! »
Les Russes mêmes furent touchés de ces scènes funèbres, de ce désastre immense. Ils se souvinrent qu’ils étaient hommes et ils se trouvèrent trop vengés.
Il y eut un homme, (un homme seul dans l’humanité) d’un orgueil si féroce, qu’on le vit, pour échapper aux sifflets tant mérités par sa sottise, se retrancher dans un rire, une ironie abominable.
Homme d’airain sans doute ? comme l’ont dit les bonapartistes. Point du tout. Infiniment sensible en tout ce qui touchait sa propre sûreté, son salut personnel.
Le récit qui suit est si triste, et dégradant pour la nature humaine, que d’abord j’eus envie de le supprimer.
Comment un homme, endurci par tant de batailles, descendit-il si bas aux extrémités des peurs les plus honteuses ? Cela paraît invraisemblable.
Il avait demandé lui-même comme garantie de sûreté que des commissaires des cinq grandes puissances le conduisissent à l’île d’Elbe, de sorte que ce qu’on va lire fut vu par cinq témoins. Si le témoin le plus hostile, le Prussien, s’empressa de noter telles circonstances déshonorantes, elles furent de même certifiées par le Russe, par l’Autrichien qui voyait en Napoléon le gendre de son maître. Ils furent même si humains et si bienveillants, que, pour le rassurer, ils s’exposèrent, consentant à des travestissements, des échanges d’habits qui, avec une populace ivre de fureur, pouvaient leur tourner mal et les faire massacrer eux-mêmes.
Près de Valence, il rencontra Augereau, et, pour la première fois, vit combien il était déchu. Augereau ne le salua pas, mais en l’embrassant il le tutoya grossièrement et lui fit reproche de son ambition qui l’avait conduit là. Napoléon prit bien la chose et l’embrassa encore. Augereau s’en alla, sans saluer.
A Avignon, mille invectives s’élevèrent de la foule. A Orgon, on fut effrayé du spectacle sinistre d’une potence d’où pendait un mannequin sanglant.
Le commissaire russe, qui venait derrière, tâchait de calmer la foule, au nom de la pitié qu’on devait à un malheureux prisonnier.
Bonaparte, fort pâle, au fond de sa voiture, essaya d’abord de se cacher derrière son compagnon, le général Bertrand. Puis il n’y tint pas ; la peur lui fit prendre la cocarde blanche, un habit de courrier, et il se mit à courir en avant.
Les voitures n’allaient pas si vite, ce qui faillit faire une tragédie. A Saint-Canat, le peuple voulait ouvrir la voiture pour massacrer Bertrand qui y occupait la place de l’empereur.
Lui-même, ayant en vain essayé de se faire passer pour Anglais, proposa de rebrousser chemin jusqu’à Lyon afin de prendre une autre route. Il pleurait et, comme un enfant, regardait si l’on pouvait s’enfuir par la fenêtre ; mais elle était grillée, et peut-être gardée par une foule hostile.
L’hôtesse qui survint, assurait que sans doute on allait massacrer, noyer Bonaparte. Pour mieux dissimuler, lui-même applaudissait.
Il imaginait par moments que les commissaires l’empoisonneraient peut-être, et ne voulait pas toucher à leur repas. Enfin ce qui était le signe d’un cerveau bien flottant à force de peur, c’est que, par moments, au milieu de ses pleurs, il parlait beaucoup, faisait l’aimable et le gentil, tout ce qu’un Gilles aurait rougi de faire.
On repartit à minuit, et un Russe, aide de camp du commissaire Schouvalow, voulut bien, pour le rassurer, endosser l’habit sous lequel il avait joué le rôle de courrier. Bonaparte alors se fit général autrichien en mettant l’habit blanc du commissaire Kohler, et par-dessus, le manteau du Russe Schouvalow ; Kohler l’avait dans sa voiture, et, pour éloigner toute idée d’étiquette, à sa prière sifflait, et faisait fumer son cocher.
Enfin, on rencontra deux escadrons de hussards autrichiens, qui l’escortèrent et finirent ses terreurs.
J’ai donné ce triste récit en faveur de ceux qui, comme Montaigne, se plaisent à noter les variations de la nature humaine. Elles sont fortes, mais nullement capricieuses. Et s’expliquent très bien physiquement[120].
[120] Chateaubriand, ici, est ridicule. Il en conclut que Bonaparte comme l’ange du mal, avait le double don de tromper en deux sens, d’être par moments petit, puis de s’étendre indéfiniment. — D’autres feront l’histoire plus médicale que passionnée de ses galanteries, assez tardives, mais sèches et terriblement égoïstes. La campagne, si active, de 1814, le laissa épuisé. De là la défaillance de Fontainebleau, la tentative d’empoisonnement (?). Et enfin, en Provence, cette peur ignoble de la mort. — Refait et raffermi à l’île d’Elbe, il y reprit un retour d’énergie pour la belle scène de Grenoble. Son bavardage immense de Paris semble l’avoir énervé de nouveau. Il fut fort indécis dans cette campagne si courte de 1815, et Bernard, son aide de camp, a affirmé que de bonne heure à Waterloo il quitta le champ de bataille et ne s’arrêta qu’à dix lieues.