Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
LIVRE VI
RESTAURATION. — LES BOURBONS
CHAPITRE PREMIER
LA CHARTE. — LOUIS XVIII (1814)
Si les Bourbons, inférieurs à Bonaparte en tant de choses, avaient montré qu’ils ressemblaient tant soit peu à leur Henri IV par le cœur, on les eût tenus quittes du reste.
Leur rôle était plus facile qu’on ne l’a cru. La France, après ce règne terrible, avait faim et soif de bonté, était crédule aux moindres signes qui auraient pu l’indiquer. Des occasions solennelles se présentèrent, et froidement, maladroitement, les Bourbons les manquèrent toutes. La condamnation à mort de Ney, les fureurs royalistes du Midi, donnèrent ces occasions dont on ne profita pas. Mais surtout l’occasion si naturelle d’intervenir, de faire ménager le sang dans les affaires italiennes, espagnoles, où ces peuples nous tendaient les bras, espéraient dans l’intervention compatissante de nos rois.
Les Bourbons ne firent rien pour eux.
La branche cadette, qui avait tant de vertus personnelles, ne montra pas plus de bonté. En Italie, en Pologne, quel essai d’intervention ? La répression sanglante de Saint-Merri et son durable succès indiquèrent longtemps d’avance comment une autre dynastie gagnerait, le 4 décembre 1852, sa victoire, non moins durable, et qui n’a fini que par les infamies de Metz et de Sedan.
Ainsi pendant soixante ans, sous trois royautés différentes, ce siècle fit lentement une grande œuvre qui restera : « L’effacement de la légende qui, si longtemps, fit croire au cœur royal, à la prétendue bonté que recèle, disait-on, le cœur des rois. »
Ce que la logique ne faisait pas, l’expérience le fit. Et ce siècle marcha définitivement, non pour la France seulement, mais pour l’Europe et le monde, « vers la République, vers le self-government, le gouvernement où l’homme, devenu majeur, fera désormais ses affaires lui-même ».
C’est l’histoire du siècle en deux mots. Il sera nommé le siècle où commença pour le monde, la majorité de l’homme.
Les historiens royalistes de la Restauration, dans leurs récits prolixes, abrègent et obscurcissent, tant qu’ils peuvent, le fait principal. Louis XVIII fit-il la Charte de son propre mouvement, comme le disent Capefigue et autres ? Ou bien, comme le dit Lamartine avec plus de vraisemblance, la fit-il malgré lui, pour obéir au plus puissant des alliés qui, sans cette concession, ne croyait pas que ce pays si agité pût accepter tout à coup le repos ? L’empereur Alexandre disait que, sans cela, il n’oserait évacuer la France, ou que, du moins il laisserait trente mille hommes à Paris.
Louis XVIII qui venait d’Angleterre, avait remercié le prince régent comme l’auteur unique de sa restauration. Les Anglais sont sujets à croire que le gouvernement représentatif, fruit naturel du sol anglais, est trop au-dessus de la France.
D’autre part, les émigrés, leur prince, le comte d’Artois, ne rêvaient rien que le rétablissement de l’ancienne monarchie. Ils se figuraient que la France était heureuse de venir à eux, de se livrer sans conditions.
Je me rappelle encore ce 18 avril 1814, un jour de printemps admirable, où le comte d’Artois entra à Paris. Sa figure aimable, béate, usée et niaise, était parfaitement inconnue à cette foule. Mais on ouvrait fort les oreilles aux mots qu’il prononçait avec ses royalistes : « Plus de conscription ! Plus de droits réunis ! »
Le roi podagre qui le jalousait fort, l’avait envoyé en avant, dans l’espoir bien fondé qu’il ferait tout d’abord quelque sottise, des promesses impossibles à réaliser. De plus, qu’il aurait l’odieux de certaines mesures auxquelles nous condamnait notre situation, par exemple, la remise de tant de places fortes, de garnisons que nous avions encore dans toute l’Europe, avec un immense matériel. C’est ce qu’il fit, en effet, sans même réclamer ce qui provenait de l’ancienne France, des dépôts de la Fère, Valence, etc.
Mais ceux de son parti, les émigrés, charmés de rentrer à tout prix, ne lui en surent pas mauvais gré, et il resta toujours leur Henri IV, au grand chagrin de Louis XVIII. Jadis, pour se rendre populaire, il avait simulé des tendances constitutionnelles, mais en 1814 voyant d’Artois d’autant plus accepté des royalistes qu’il ne promettait rien que la royauté absolue, il se garda bien d’offrir des libertés qu’on ne lui demandait pas. Il lui semblait plus beau de dire qu’il ne faisait que continuer son règne à de nouvelles conditions.
Les historiens royalistes admirent fort la hauteur, la grandeur de courage avec lesquelles il résista à son bienfaiteur Alexandre.
Il faut le dire, à l’honneur de la nature humaine, le czar ayant eu le bonheur immense de renverser Napoléon et d’entrer à Paris, tenait à faire à Dieu l’hommage de son succès par une conduite admirablement magnanime. Il semblait demander pardon d’avoir vaincu. Non seulement il respecta nos monuments, mais il nous laissa même le fruit de nos victoires. Dans sa visite aux Invalides, voyant ces vieux soldats tout tristes, il eut l’idée chevaleresque et délicate de leur restituer les canons russes qu’ils avaient pris jadis à Austerlitz.
La seule chose où Alexandre se montra russe, et qu’il fut sans doute obligé d’accorder aux siens comme l’expiation de l’incendie de Moscou, ce fut de faire célébrer une messe russe sous les fenêtres de la place de la Révolution. Du reste, il se montrait attendri, respectueux pour Paris, comme capitale de la civilisation occidentale[121].
[121] Rien de plus bienveillant que ce cortège d’Alexandre à Paris. Une chose même extraordinaire avait eu lieu sur la route de Fontainebleau, couverte de Cosaques. Le fameux Platow, leur Hetmann, si terrible aux Français dans la retraite de Russie, en conduisant vers Paris ces cavaliers sauvages, eut une rencontre. Sur la route absolument déserte, délaissée de tout habitant, Platow vit venir à lui un petit vieillard maigre, monté sur un méchant cheval. Platow met pied à terre lui-même, et se jette à genoux, versant des larmes. Le petit vieux était Kosciuszko ; et Platow, en le revoyant, avait songé au divorce cruel qui existe depuis deux siècles entre la Pologne et les Cosaques, deux peuples frères de même sang, divisés pour la ruine des uns, l’esclavage des autres.
Il marchait entouré d’une élite des hommes supérieurs de l’Europe, les Humboldt, les Capo d’Istria et Pozzo qui, comme Corse, réclama sa qualité de Français. En venant et passant par Sceaux, il y avait retrouvé son ancien précepteur, le grand patriote Suisse, César de Laharpe.
Alexandre revenait aux jours de sa jeunesse, aux rêves dont Czartoryski l’avait jadis entretenu. Au reste, l’acte incohérent qu’on appela la Charte et que Louis XVIII fit écrire par Beugnot et l’abbé de Montesquiou, ne ressemble pas mal à celle que les deux amis avaient autrefois préparée pour la Pologne.
Mais en donnant ces libertés, le roi y joignait un mot qui semblait les retirer toutes. Il disait qu’il les « octroyait ».
Ainsi la souveraineté du peuple, le mot que Bonaparte employait si souvent, le nouveau roi n’ayant pour lui nul prestige et nulle gloire, croyait arrogamment pouvoir le supprimer.
Tout Parisien a le vif souvenir de cette génération qui escortait le czar. M. Alexandre de Humboldt, après tant de voyages, demeura de longues années au quai du Louvre, comme au lieu le plus habitable de la terre.
C’était une génération non seulement plus éclairée, mais même plus humaine et plus bienveillante au total, que toutes celles qui ont suivi.
Capo d’Istria travailla bientôt à faire en Grèce ce que Laharpe douze ans auparavant avait fait en Suisse, au moins dans son pays natal, le canton de Vaud.
Il semblait qu’un vieillard exilé si longtemps et propre frère du martyr du parti, dût inspirer respect, surtout aux royalistes.
Mais la mine fleurie de Louis XVIII, son brillant embonpoint annonçaient trop qu’il avait pris peu d’intérêt aux malheurs de Louis XVI. On savait même qu’il avait eu grande part à ceux de la reine, étant l’instigateur, sinon l’auteur des terribles pamphlets anonymes qui avaient tant contribué à la déshonorer, à déconsidérer le trône. Il avait la réputation d’un parfait égoïste.
Des légendes gastronomiques couraient sur lui, sur les pyramides de côtelettes qu’on lui échafaudait et dont il ne mangeait que la dernière, celle d’en bas, qui recevait tout le jus.
La pléthore, effet naturel d’une vie gourmande et immobile, l’aurait rendu malade si on n’y eût pourvu par des cautères. Ces dérivatifs lui gardèrent un fort beau teint et d’étranges regains de jeunesse.
Louis XVIII en arrivant avait fait une grosse sottise, une maladresse qui sembla une déclaration de guerre à l’armée, un mépris singulier de l’honneur national. Bonaparte tenait en prison le général Dupont, qui avait fait la capitulation de Baylen. On fait sortir ce prisonnier, on le nomme ministre de la guerre.
Les Bourbons s’isolèrent eux-mêmes, ils éloignèrent de Paris ce qui restait de la garde impériale, composèrent les gardes du corps uniquement de jeune noblesse. De là des duels, des disputes avec les officiers qu’on mettait à la demi-solde. Ces jeunes gens et la garde nationale à cheval constituaient pour le roi une assez pauvre défense. Braves comme individus, ils valaient peu comme corps militaire. Et le jour du danger, on les vit disparaître presque tous.
Si les Bourbons avaient conspiré pour Bonaparte, ils n’auraient pas mieux fait. Cependant les bonapartistes n’osèrent se montrer tout d’abord. Le grand mouvement de la presse commença par les patriotes, Carnot, et les rédacteurs du Censeur, MM. Comte et Dunoyer. Le premier lança un pamphlet où il lavait les régicides. Le Censeur entreprit sérieusement de mettre le gouvernement sur la ligne de la constitution. Enfin parut le Nain jaune, petit journal où le bonapartisme se dévoila, essaya des traits satiriques contre ce gouvernement ridicule, incapable.