Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
LIVRE II
ANGLETERRE. FRANCE (1798-1805)
CHAPITRE PREMIER
MALTHUS (1798)
L’année 1798, l’année où je naquis, restera par un signe lugubre, comme celle où les deux plus grandes nations poussèrent le cri de la désolation, le cri des extrêmes misères, un appel à la mort, l’anathème à la vie, à la fécondité, un appel à la fin prochaine.
Cette année où Grainville, d’une voix défaillante, commença son poème funèbre, est celle où un homme grave, un fellow de Cambridge, le professeur Malthus, dans une grande aisance personnelle, du fond de son repos, fait un précepte de l’appel à la mort, au célibat, à la stérilité.
Cela se comprend mieux pour la France, après tant de déchirements intérieurs.
Mais l’Angleterre, la maîtresse des Indes et la reine des mers, qui, partout, a supplanté la France, comment expliquer son cri de désespoir ? Je sais bien que l’Inde, épuisée par les établissements de Cornwallis, ne rapportait que par les places données à une certaine bourgeoisie, cliente de la couronne ; je sais qu’en 97 la grande révolte de la flotte avait imposé des réformes coûteuses, qu’enfin le complot royaliste en fructidor avait exigé de l’Angleterre une horrible saignée d’argent. Elle se trouvait dans la position de ces grands propriétaires qui, ayant d’énormes fortunes et des dettes immenses, semblent toujours aux abois. M. Pitt, avec un rire diabolique, disait à ce peuple si riche et affamé : « Réjouissez-vous ! les Français, en prenant la Hollande, vous donnent un monde, une seconde Inde, les colonies hollandaises, Java, riche trésor, l’ombilic de la terre, d’où les richesses vous viendront par torrents. »
A cet hymne de joie qu’on eût cru ironique, l’Irlande répondait en montrant ses champs dévastés, ses pommes de terre que l’on plantait alors, et l’Écosse son pain d’avoine. Déjà on ne pouvait plus vivre dans les hautes terres ; les highlands descendaient et augmentaient la pénurie d’en bas. Les hommes, s’ils ne faisaient un peu de pêche, s’engageaient pour aller mourir aux Indes. Sauf Glascow, Édimbourg, le désert se faisait. Les femmes, surtout, sèches et sobres, peu à peu rétrécissaient leurs estomacs, ou pieusement mouraient sans se plaindre. Ces pauvres désolées, sur une terre qui n’avait plus d’hommes, refaisaient des couvents industriels, où leur patiente adresse et leur égalité admirable dans le tissage, créa le fil d’Écosse, recherché dans toute l’Europe.
L’Angleterre ne sait pas jeûner, comme l’Écosse. Chez elle se forma un être qui n’est tel nulle part ailleurs : le pauvre, dont l’industrie est de lever des contributions par paroisses, sur les gens aisés ou laborieux. Cela constitue un état que nous voyons déjà réglé par les lois d’Élisabeth. Fort au-dessus du pauvre, se trouvent bien des hommes de vie analogue, mais de noms différents, les sinécuristes de divers genres. Ce nom ne pourrait, sans injure, s’étendre aux fellows des universités, anciens élèves qui, ayant pris leurs grades, avaient le privilège fort lucratif de prendre chez eux, pour les nourrir, les conseiller et les veiller un peu, quelques élèves riches et grands seigneurs. Métier commode qui n’imposait qu’une gêne, celle de ne pas se marier. Prescription difficile ; car cette vie aisée et douce semblait d’elle-même appeler le mariage.
Au moment où Godwin et autres (à l’instar de nos révolutionnaires) recommandaient le mariage et la fécondité ; à ce moment même, 98, Malthus, alors âgé de 38 ans, fit son livre pour prêcher la stérilité.
Livre remarquable, mais menaçant, funèbre, où il croit prouver par les chiffres que le travail de l’homme est incapable de multiplier les subsistances autant que s’augmente la population. Celle-ci par un fâcheux accroissement allant toujours bien au delà de nos facultés de créer et augmenter la nourriture, l’humanité en s’engendrant inconsidérément n’enfante que la famine, la misère et tous ses fléaux.
Qu’arrivera-t-il ? Que les hommes, repoussant les tribus humaines moins fortes, auront pour quelque temps des terres plus étendues à cultiver. Cela donnera un répit. N’importe ! Un peu plus tard la difficulté devra revenir la même.
Il est vrai que la guerre, les maladies, la petite vérole, qui règne en reine au XVIIIe siècle, sont des préservatifs assez bons contre la famine. Mais voilà la médecine, surtout la vaccine, qui veulent conserver l’homme, maintenir, augmenter, les embarras du monde.
Puisque la mort n’agit pas assez contre l’encombrement, demandons secours à la médecine préventive. Tâchons de ne pas naître.
Ce livre, farci de chiffres souvent très incertains que l’auteur prend même dans les pamphlets payés de M. Pitt, n’en est pas moins, malgré cet étalage, analogue aux rêveries des millénaires sur la fin du monde, qui, disaient-ils, doit s’affamer peu à peu et mourir de langueur et d’amaigrissement. Dès l’ère chrétienne où une religion de la mort fut annoncée et la fin prochaine du monde, on a vu par moments reparaître ces rêveries. Malthus, en les reproduisant, fait un roman plus désespérant que celui de Grainville où l’idée sublime que l’amour conserve ce monde, que la vie du globe en dépend, jette une lueur consolante. Le dernier homme lui-même la suit parmi les ruines.
Dans Malthus, au contraire, ce n’est que ténèbres, et malgré le secours que la mort peut tirer des pestes, de la variole et de ses autres alliés, on n’entrevoit que trop pour les malheureux survivants les honteuses souillures qui remplaceront l’amour dans un monde où l’on s’interdit la fécondité.
Les riches seuls auront des enfants. Le pauvre est né seul, et seul il doit mourir ainsi qu’il est venu.
L’auteur a sous les yeux mille explications sociales de la misère et de ses causes, mais il se garde bien de les voir.
Moi je n’entreprends point de les énumérer. Voici pourtant ce que je dis :
Dans les temps de pauvreté, on peut agir de deux manières : ou en se resserrant et se refusant tout, ou au contraire en cherchant les moyens d’augmenter la production, en se créant d’autres moyens de vivre, des arts, des industries nouvelles.
En ce pays de France, misérable en comparaison, après les banqueroutes de Louis XIV et du premier Régent, sous M. le Duc, on crut mourir. L’autorité follement défendit à Paris de s’étendre et l’entoura de murs. Que fit l’ouvrier de Paris ? Il ne chercha pas des ressources aux champs qu’il n’eût pas su cultiver. Il créa un art sans sortir de Paris. Et il s’imposa à l’Europe charmée. Aux meubles de Louis XIV si chers, d’un si grand luxe, il en substitua de moins coûteux, plus élégants, dont les formes légèrement contournées, infléchies avec art, profitaient du hasard des racines et autres accidents de nature. On put avoir des meubles, à bon marché. De 1730 à 1760 et au delà, Paris fabriqua pour l’Europe, se bâtit un nouveau Paris, le faubourg Saint-Antoine, et l’ouvrier se maria, eut une famille. Contrairement aux idées de Malthus, l’amour et la famille rendirent l’homme plus productif, plus travailleur, plus ingénieux.
Au même moment, un miracle pareil et plus grand, s’accomplissait en Angleterre.
Par les inventions de Watt la nature fut doublée, décuplée, centuplée pour les forces motrices qu’on eut partout à bon marché. Jusque-là, les torrents, les chutes d’eau en fournissaient, mais par moments, trop ou trop peu, et avec grande irrégularité. Ce furent des torrents tout nouveaux, et transportables, que l’on put installer partout, et faire fonctionner sans limite de temps ni de forces.