Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE II
RENAISSANCE LITTÉRAIRE ET MORALE DE L’ALLEMAGNE.
L’ÉCOLE CRITIQUE ET FANTAISISTE. — L’ÉCOLE DE
L’ÉNERGIE (AVANT 1806)
Une chose fait grand honneur à l’Allemagne. C’est que chez elle, la renaissance sociale et politique est partie surtout de l’Idée.
Belle méthode et profondément naturelle.
Sous des formes très différentes, la France a procédé de même. Et la philosophie y a précédé tout.
Descartes et Leibnitz inaugurent, chez les deux nations, le mouvement qui, plus tard, étendu par nos encyclopédistes et les écoles issues de Kant, arrivera enfin aux résultats pratiques. Je voudrais dans ce court chapitre faire, selon mes forces, une chose difficile, expliquer comment la pensée pure, échappée au brouillard théologique qui, au XVIIe siècle, avait fait rétrograder l’Allemagne et la langue allemande, s’élança et donna à l’âme nationale des forces tout à fait imprévues[65].
[65] L’espace et bien des choses me manquent pour traiter ce vaste sujet. Pendant dix ans (de 1828 à 1838), j’eus une passion très vive pour l’Allemagne, les antiquités allemandes, et j’étudiai (parfois avec le secours du meilleur, du plus grand savant, Jacob Grimm), les idiomes variés de cette vaste langue, mais toutefois moins en linguiste qu’en amateur passionné des mœurs et du génie que ces idiomes révèlent.
Je m’arrêtai à Luther. Chez lui, la phrase est nette encore, autant que vivement énergique. Au XVIIe siècle, elle s’embarrasse fort, et semble devenir un serpent qui tord ses longs replis, s’efforce et mord sa queue. C’est sans doute ce qui éloigna Frédéric et lui fit oublier les mérites de cette langue, supérieure à toute autre pour l’accent, la vibration.
C’est au théâtre de Francfort, en 1828, que ceci me frappa d’abord. L’accentuation puissante du mot freyheit, liberté, me fit penser, le comparer au libertas des Latins, au libertà des Italiens. (Libertas, quæ tandem respexit inertem. Virgil. — Libertà molto le desiato benè. Pétrarch.)
L’Allemagne, après Frédéric, revient à elle-même, à sa langue. Mais celle-ci a-t-elle retrouvé, même chez ses plus grands écrivains, cet accent simple et fort qui m’émouvait tant dans Luther ?
Le pesant militarisme, issu de la guerre de Trente ans, devait fort l’alourdir. L’homme, enrégimenté, noyé dans ces grandes masses, perdait la vigueur du sens individuel. Et, d’autre part, les derniers luthériens, piétistes, chloroformaient, tant qu’ils pouvaient, le Moi.
Klopstock, en se croyant esclave de la mythologie chrétienne, commença à l’humaniser malgré lui par les embellissements fantastiques de l’art, la rapprocha de nous. Chose curieuse, l’année où paraît la Messiade (1748) est celle aussi des débuts dramatiques du grand douteur et critique Lessing.
Lessing, né dans un pays slave, la Lusace, était-il de souche allemande ? Cet esprit vigoureux et tout d’abord indépendant (ayant passé par les mathématiques, les écoles de médecine), se trouve être à Berlin le secrétaire de Voltaire. Ces deux hommes de tant d’esprit n’arrivent pas à se comprendre, mais plutôt se haïssent. Lessing fait trop d’efforts pour éviter la France. Il écrit volontiers contre nos philosophes, dont il a les opinions. C’est avant tout un douteur, un chercheur. « Je ne voudrais pas, dit-il, de la possession du Bien suprême ; c’est sa recherche que je veux. » Au prix de lui, Voltaire est un apôtre. Ses disciples, ses missionnaires ont établi, prouvé l’identité morale du genre humain[66].
[66] Anquetil-Duperron.
Lessing, dans son Nathan le Sage, pose l’égalité des trois religions musulmane, juive, chrétienne. Dans ses manuscrits de Wolfenbüttel, il critique à la fois et les chrétiens et leur adversaire Bayle.
Ayant donné l’essor au doute illimité, il voit avec chagrin que rien n’est plus facile. C’est cet esprit flottant qui tout naturellement règne aux grands passages du monde, je veux dire, aux villes impériales du Rhin, de tout temps satiriques, vouées à l’ironie. Ce que veut et travaille Lessing, c’est tout simplement la nature chez Gœthe.
Son grand-père, ouvrier tailleur, sa grand-mère, aubergiste, lui ont inoculé l’esprit moqueur du compagnonnage allemand. Son père, riche et honorable magistrat, sa mère, aimable et fantaisiste, lui donnent, sous un extérieur magnifique, imposant, les dons brillants d’une imagination qui se prendra à tout, embrassera le monde.
C’est une chose merveilleuse de voir comment les Allemagnes, — pour parler comme Commines, — ou, si l’on veut, l’Allemagne, s’est répandue de toutes parts. Lierre immense, qui, s’infiltrant, a dominé et transformé des races souvent d’énergie supérieure, celte, slave, italique. L’Allemagne du Rhin, vinicole et celto-wallonne, a produit en Gœthe la plus vive clarté, en Beethoven la plus haute énergie où cette race pouvait parvenir.
Que de choses, dans Gœthe, sont plus françaises qu’allemandes, une surtout, bien caractéristique, qui le rapproche des nôtres, si féconds en mémoires personnels ! Parmi ses pensées d’art, de philosophie, c’est lui-même (il l’avoue) qui se raconte presque toujours. Mille choses, qu’on croirait d’invention, sont des événements, légèrement modifiés, de sa vie, souvent de simples souvenirs.
Deux sujets tout allemands, et propres au Rhin antique, le préoccupent d’abord. Un hasard l’avait initié à l’alchimie mystique, à ses légendes ténébreuses. Comme Lessing, il regarda d’abord le sujet de Faust, qu’il traita, mais plus tard, dans un tout autre esprit.
Puis, étudiant à Strasbourg, il mit la main encore à un sujet tout allemand et cher à la jeunesse des universités ; la légende des derniers chevaliers du Rhin, la grande épée, le gantelet du fameux Gœtz de Berlichingen. Mais les parades chevaleresques d’étudiants, ce monde resserré, ce n’était pas le grand public.
Le succès européen, universel, de la Nouvelle Héloïse l’avertissait assez que, pour avoir un succès populaire, rien ne vaut un roman de passion. Étudiant diplomate à Wetzlar, il en eut une, et l’arrêta à temps. Il n’en prit juste que ce qu’il fallait pour s’inspirer. S’il alla plus avant par écrit, et mena Werther au suicide, ce fut par complaisance pour l’exagération sentimentale des étudiants allemands.
Il lisait Spinosa, mais n’entrait pas encore dans la doctrine de l’indifférence absolue. La page où le jeune homme couché dans l’herbe, voyant les combats des insectes qui bruissent, s’élève à l’idée du grand Tout qui se dévore lui-même, cette page, dis-je, est tout ce qu’il donne au système, de peur de refroidir son livre.
Quoique Werther, par sa Charlotte, semble bien appartenir à la bourgeoisie allemande, l’auteur participait foncièrement à l’esprit français. C’est par là qu’il plut à Weimar et à d’autres petites cours d’Allemagne. En 92, le duc de Weimar l’emmène, comme en partie de plaisir, à cette campagne de France qui devait être courte, n’ayant pour but, disait-on, que de rétablir Louis XVI[67].
[67] Gœthe suivit l’armée partout, fut à Valmy. Son récit est admirable de limpidité. Point du tout partial. On voit comment, avant les fatales guerres de Bonaparte, les deux peuples se haïssaient peu. Il note l’esprit d’ordre, d’économie du paysan français.
Il donne plusieurs anecdotes peu connues qui marquent l’héroïsme, l’enthousiasme du moment. Non seulement le commandant Beaurepaire se brûla la cervelle, mais d’autres, à qui l’ennemi donnait la vie en firent autant. Une anecdote plus belle, et vraiment adorable, est racontée par Gœthe (24 septembre 92) : c’est que, dans la pénurie où étaient les deux armées, les Français voyant les Allemands affamés, partagèrent avec eux le peu de vivres qu’ils avaient.
Gœthe raconte tout, très bien, mais avec impassibilité. Dans la retraite et par des boues immenses, enfoncé par moments dans un fourgon, il étudie un traité de physique, esquisse des scènes du Faust. On voit qu’alors ce grand esprit tournait déjà vers la Nature et loin des préoccupations morales.
Cet état très flottant de Gœthe était celui de l’Allemagne, prête à le suivre dans la fantaisie, à applaudir son grand drame satirique et panthéistique. A l’exemple de ses princes, elle était alors détournée des réformes sociales qui, au temps de Rousseau, l’avaient préoccupée. Au moment du succès de l’Émile, les Allemands avaient jugé mieux que Rousseau lui-même que l’éducation de l’enfant supposait celle de l’homme qui doit l’élever, qu’il fallait former à la fois et l’élève et le précepteur. Ce fut la grande vue de Basedow ; par son éducation philanthropique, il entreprit d’élever non seulement l’enfant, mais le citoyen en tous ses âges. Dans ses institutions et dans ses livres étonnants pour l’époque comme prédications hardies de la liberté, il tendit à ce double but[68].
[68] Voy. mon livre sur l’éducation, Nos fils, 1870, au chapitre de Pestalozzi.
Comment ces livres courageux, qui n’eussent pu paraître en France, parurent-ils en Allemagne ? C’est qu’entre ses princes, si absolus, il y avait émulation, rivalité en plusieurs choses. Tandis que la Prusse, le Wurtemberg primaient brutalement par l’éducation militaire, d’autres, tels que Weimar, éclataient par l’encouragement donné aux arts, et même quelquefois par certain esprit de liberté. Basedow et ses beaux ouvrages d’histoire, de politique, eussent eu en Allemagne une grande influence pour réveiller le sens pratique, si par malheur ils n’avaient apparu au moment du triomphe de la fantaisie.
Il voulut voir Gœthe, le rencontra dans un bal entre deux contredanses, n’en fut pas bien reçu. L’élégant jeune homme craignit que la connaissance d’un tel libre penseur, aux habitudes populaires, ne déteignît sur lui.
Les Allemands, qu’on croit moins serfs de la mode que les Français, la suivaient en bien des choses avec une grande timidité. Ils tournèrent également le dos à Basedow.
Kant même, malgré sa gloire, son énorme réputation, fut retenu par ses formules et son langage abstrait fort loin du grand public. La séparation de la Raison pure et de la Raison pratique semblait commode à l’esprit allemand, qui volontiers s’éloignait de celle-ci. D’ailleurs Kant recommandait tellement l’obéissance aux lois bonnes ou mauvaises, qu’il semblait dire : « Mon système n’est pas de ce monde. »
Le génie allemand à qui Lessing avait donné l’audace critique, et Gœthe beaucoup d’éclat, s’étendit par une littérature nouvelle, et surtout par Herder ; plus mobile que n’étaient les Allemands d’alors, par ses voyages de Russie, il avait entrevu l’Asie, le monde ; il avait inspiré le goût de la philosophie de l’histoire.
L’étude de la géographie, née en Suisse aux écoles de Pestalozzi, fut portée par Ritter et autres géographes en Allemagne. Mais non pas le génie, les méthodes indépendantes, qui étaient le fond de l’éducation chez Pestalozzi.
Le théâtre allemand, par Schiller, prit un élan de sensibilité où s’éveillait le cœur, la fibre humaine. Cette âme noble et charmante avait de grandes pensées, de grands projets, et il avait écrit que « le théâtre doit faire l’éducation du genre humain ». Mais savait-il sa route ?
On est porté à en douter quand on le voit indécis et faible, protestant, dans sa Guerre de Trente ans ; et dans sa Marie Stuart, adoptant les traditions catholiques[69].
[69] Comment se fait-il que bien d’autres, et des historiens sérieux, aient adopté les récits romanesques de la compilation de Jebb, faite au moment pour pousser nos séminaristes à l’assassinat d’Élisabeth ?
Son amitié pour le sceptique Gœthe fit honneur à son cœur, mais put bien augmenter les fluctuations de son esprit.
Par bonheur, en dessous, dans la jeunesse des universités, à la noble école d’Iéna, un ferme noyau stoïcien s’était déjà formé, et depuis plusieurs années réagissait contre l’influence de Gœthe et l’école de la fantaisie.
Nous, amis de la liberté, et point du tout séduits par la gloire militaire, nous n’avons pas l’âme indécise, et quand la France d’alors fatiguée en vient à se délaisser elle-même, à suivre la malheureuse fascination de Bonaparte, nous sommes ravis de voir la liberté se faire un refuge dans les écoles allemandes. C’est pour nous un bonheur que l’indépendance se crée un petit nid, tout intérieur, dans les doctrines métaphysiques et dans le cœur de quelques jeunes gens.
Il n’y eut jamais plus beau spectacle et rien qui montre mieux la force expansive de l’Idée pure.
C’est, comme je l’ai dit, un grand avantage pour l’Allemagne de toucher par les bords à des races étrangères fort énergiques. Ainsi, au treizième siècle, elle emprunta aux récits scandinaves le sujet des Nibelungen, et le traita avec génie. En 1800, le grand professeur Fichte, né en haute Lusace, un pays jadis slave, s’empara avec hardiesse de la philosophie de Kant, et lui donna un caractère sublime d’indépendance.
Il avait en Suisse et en Pologne vécu au milieu des orages. Il entreprit une apologie de la Révolution française. Enfin, quand elle s’assombrit, devint méconnaissable à ses amis, Fichte, alors même, ne recula pas, nous fut fidèle, publia son Apologie (d’après les théories du Contrat social) du droit d’insurrection contre la tyrannie.
Combien l’Allemagne d’alors avait un libre esprit ! A ce moment même, le gouvernement de Weimar lui offrit la chaire de philosophie à Iéna (1794). Là il trouva une noble jeunesse, qui de plus en plus s’affligeait des tergiversations de la Prusse et de l’attitude honteuse qu’elle donnait à l’Allemagne. Ce fut le germe primitif de la résurrection.
Fichte trouvait la spéculation embarrassée par la dualité qu’admettait Kant entre la Raison pure et la Raison pratique. Il supprima cette distinction qui paralysait tout, et ne reconnut qu’un principe, tout pratique, l’action, l’action personnelle, la personne, ou le Moi.
« Mais, lui dit-on, cet univers, ce mouvement immense et varié, cette scène du monde dont nous sommes environnés, qu’en faites-vous ? »
Ici, il faut voir l’homme. Fichte avait l’extérieur d’un héros des Nibelungen. Peu grand, il est vrai, mais fort, sanguin, et doué d’une puissance invincible d’affirmation qui subjuguait l’esprit.
« Si l’univers, lui disait-on, devient problématique, que deviendra la Patrie, l’Allemagne ? »
Fichte ne dit pas : « Périsse l’univers ! » Il fut clément pour la réalité, dit froidement : « Je ne lui défends pas d’exister, mais comme une simple conception de mon esprit. »
Dans cet idéalisme si haut tout disparut, la bassesse actuelle des gouvernements allemands, et ce qui allait venir, la défaite d’Iéna, l’insolence de Bonaparte. Ce n’était plus que de simples êtres de raison et la tyrannie du néant.
Parmi les étudiants d’Iéna, et probablement les auditeurs de Fichte, se trouvait un gaillard de la sauvage Poméranie, le célèbre Jahn, un gymnaste admirable dans tous les exercices du corps, qui enseigna et répandit son art. Plus tard, nous verrons l’époque des teutomanes chevelus, un peu ridicules parfois, mais d’une vraie grandeur patriotique. On commença à dire, à croire que les anciens Allemands étaient les plus forts des hommes. Et on mêla les vieilles légendes scandinaves de Siegfrid, etc., avec les Nibelungen allemands du treizième siècle. Mais n’anticipons pas sur tout cela.
Les étudiants, très nombreux, et qui formaient comme une jeune nation, n’eussent pas répandu leur esprit, sans la langue qu’ils avaient commune avec le peuple. Je parle de la langue musicale.
On le remarque très bien dans tous les arts qu’on pourrait dire allemands, spécialement dans l’harmonie musicale, le grand art où plusieurs instruments font chacun leur partie. On le voit même aux populations rurales, assez grossières pour tout le reste. Les paysans, l’hiver s’associent à merveille pour ce qu’on appelle la musique de chambre. L’été, les concerts en plein vent permettent de faire agir d’ensemble plusieurs groupes d’exécutants. Et quand l’exécution est plus parfaite et mieux disciplinée, elle permet aux foules même d’y prendre part.
Langue propre à l’Allemagne, et dont les Français, trop épris de leurs airs nationaux ou de musique italienne, comprenaient rarement le sens. Les symphonies de Beethoven, en présence même des tyrans, prêchaient, haranguaient l’Allemagne, l’imprégnaient de leur mâle harmonie.
Beethoven, fils d’un chanteur, d’un ténor de la chapelle de l’électeur de Cologne, mélodiste jusqu’à vingt ans, n’apprit l’harmonie qu’à Vienne, lorsque son maître l’électeur, dépossédé par Bonaparte, vint en Autriche. Le jeune homme fit alors sa première symphonie (en ut majeur), puis les autres aux années suivantes.
Ces symphonies, qui furent, on peut dire, la musique par légion, par tribus, retentirent au loin. Leurs échos créèrent à l’Allemagne une âme commune, et furent pour elle ce que nos fédérations avaient été pour la France de 90.
Il faut que je m’arrête ici ; sinon, j’enjamberais deux années, et je me retrouverais au lendemain d’Iéna.