← Retour

Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

16px
100%

CHAPITRE III
LE SOULÈVEMENT DE L’ESPAGNE (MAI 1808)

Ce fut Napoléon même qui libéra l’Espagne, donna le signal à son affranchissement par le soulèvement et le massacre de Madrid.

Il a dit et souvent répété dans ses lettres que pour fonder une domination nouvelle, il n’y avait rien de meilleur qu’une émeute fortement réprimée. Le 13 vendémiaire, la révolte du Caire l’avaient ancré dans cette opinion.

Le départ de deux princes de la maison royale qui étaient restés fut l’occasion du soulèvement de Madrid. Mais, même sans cette cause, il eût pu avoir lieu. Outre l’irritation, la surprise de l’étonnante perfidie de Napoléon, le peuple de Madrid devait regarder comme la dernière insulte qu’on lui eût donné pour chef un baladin. Tel paraissait Murat avec tous ses costumes de fantaisie ; ses habits rose ou vert-pomme, ses riches fourrures en plein été, tout en lui paraissait absurde. Alexandre avait été choqué de voir près de l’empereur ce comédien. Au milieu du peuple espagnol, toujours en noir, cela paraissait davantage. Ajoutez la variété singulière des costumes de son escorte, des lanciers, des mameluks, figures étranges, et si nouvelles dans les rues de Madrid.

Au moment où les princes espagnols quittaient le palais malgré eux, l’un d’eux pleura, refusa de partir. Cela émut le peuple amassé sur la place ; il faillit tuer un aide de camp qui pressait le départ. On s’attendait à cette explosion. Murat avait pris ses mesures, il disposait d’une armée. La petite garnison espagnole ne parut pas, sauf une compagnie d’artillerie, dont les officiers se firent tuer. Cependant la cavalerie, les lanciers, les mameluks poursuivaient les fuyards jusque dans leurs maisons. 800 Espagnols, 400 Français, tel paraît avoir été le chiffre des morts.

Le pis, c’est que Murat après avoir accordé amnistie à ceux qui rentreraient chez eux, s’en repentit le lendemain, crut que la chose était insuffisante, et fit prendre et fusiller encore une centaine de ceux qui s’étaient retirés paisiblement.

Murat, de sa nature, n’était pas sanguinaire. Mais ce trône d’Espagne, qu’il croyait toucher de la main, le changea, l’endurcit, et, comme le dit très bien M. Lanfrey, « il se montra là vraiment Roi ».

Le jour même de ces fusillades, Napoléon lui mandait de Bayonne : « Qu’il ne serait point roi d’Espagne, mais Joseph. »

N’importe. Ses exécutions furent fort appréciées de Napoléon, qui écrivait : « Le plus gros de la besogne est fait. La leçon de Madrid va décider les choses, tout sera bientôt terminé. »

Ceci dans le courant de mai. Mais dès le 9, l’insurrection de l’Espagne avait commencé. Les Asturies, la plus petite des provinces, cet antique berceau de Pélage, se révolta, et le 24, déclara magnanimement la guerre au maître de l’Europe.

Même grandeur à Londres, où ils dirent qu’ils se suffiraient à eux-mêmes, qu’ils ne demandaient à l’Angleterre qu’un appui moral.

Il faut lire dans Torreno (et non ailleurs) le superbe tableau de ce grand phénomène, l’étonnante unanimité de tant d’insurrections si parfaitement concordantes entre des provinces si dissemblables de race et de génie. Tout prit feu en un seul moment. La première explosion avait eu lieu aux montagnes de l’Ouest. La seconde eut lieu, sur-le-champ, à l’Est, au port de Carthagène. Elle retint la flotte espagnole, qu’on eût envoyée à Toulon.

Seulement je remarque que dans son beau récit, très long, Torreno ne nous peint que l’explosion patriotique, non celle du fanatisme religieux, avouant lui-même expressément qu’il a tenu à démentir Napoléon, selon lequel le soulèvement n’aurait été qu’une révolution religieuse attisée par les moines.

Cependant, même sans être de l’avis de Bonaparte, il est bien difficile de croire que la nouvelle de la captivité du Pape à Rome, nouvelle répandue alors par toute l’Europe depuis le mois d’avril 1808, n’ait pas eu quelque influence en Espagne, et qu’un massacre fait en partie par nos mameluks n’ait pas confirmé le peuple dans l’idée que nous étions des païens et des Sarrasins.

Je sais bien que d’abord Napoléon et Joseph eurent grand soin de tranquilliser l’Église, de flatter l’inquisition, le haut clergé, qui venaient à eux.

Mais dans Torreno même, la terrible histoire de Valence montre assez les fermentations diverses qui s’agitaient dans le clergé.

Cette ville, renommée par son climat si doux et par ses aimables cultures, fut le théâtre d’un massacre populaire ecclésiastique qu’on put appeler le 2 Septembre d’Espagne.

Ce récit confond nos idées, en ce qu’on voit que le prêtre patriote était un moine, un Franciscain nommé Ricci. Et le prêtre papiste et massacreur était un honorable chanoine de la grande église de Madrid ; il s’appelait Calvo.

Le Franciscain avait fait la révolution à Valence et l’avait maintenue pure, lorsqu’arriva de Madrid le chanoine papiste qui trouve la place prise par le Franciscain. Le haut dignitaire de Madrid avait longtemps fait effort pour amener au parti romain et jésuitique ce moine éloquent, populaire ; il n’y était pas parvenu, et il lui en voulait à mort.

Les commerçants français en vins, en soie, étaient fort nombreux à Valence. Calvo imagina que si on pouvait amener le peuple à les massacrer, on pourrait par la même occasion assassiner Ricci.

Cela semblait assez facile. La populace de Valence n’y voyait qu’une juste représaille du grand massacre de Murat à Madrid. Un peu plus de 300 Français s’étaient réfugiés dans la citadelle. Calvo va les trouver, les voit épouvantés des cris du peuple, et leur promet de les protéger. Cette promesse les tire de leur asile, et aux portes ils sont massacrés.

Il y eut là une scène qui dépasse la Saint-Barthélemy elle-même. Des gens humains, pour les sauver, avaient apporté des reliques révérées à Valence. Les dévots massacreurs furent émus, et dès lors ne tuèrent plus sans avoir vu leurs victimes confessées. On devine la scène, l’exécrable mélange des admonitions charitables et des absolutions à des gens qui râlaient sous le poignard. Calvo espérait bien que Ricci, réclamant pour les victimes, périrait lui-même. En effet, le lendemain, comme Ricci dénonçait aux magistrats les forfaits de la nuit, voilà les gens de Calvo qui amènent encore huit Français dans la salle, et les tuent aux pieds même des juges.

Ceux-ci, exaspérés, parvinrent à arrêter enfin ce terrible chanoine, et le 3 juillet, à minuit, ils l’étranglèrent dans la prison. Superbe coup d’audace qui glaça de peur les meurtriers. On profita de leur effroi, dit Torreno, et en deux mois, 200 (?) furent étranglés.

On entrevoit par ce récit que les passions ultra-montaines se mêlaient fort aux passions politiques, quelque soin que le narrateur mette à les séparer[98].

[98] M. Hubbard, qui a vécu longtemps en Espagne et connaît ce pays, a bien marqué la part que les dernières classes du peuple eurent aux scènes violentes du soulèvement. A Valence, un vendeur d’allumettes fut un des principaux acteurs ; A la Corogne, un rempailleur de chaises. Mais ce qui frappe le plus dans le récit d’Hubbard, c’est son excellente remarque que, dans un pays si mal administré, les contrebandiers et les brigands étant, dans tous les temps, comme une classe, une profession presque avouée, l’élan général vers la vie libre et irrégulière de la guerre de l’indépendance fut une chose peu surprenante, une émancipation des ennuis de la vie sédentaire, dont les jeunes gens s’empressèrent de profiter. L’insurrection semblait le retour à la vie naturelle de l’Espagne.

Nombre de Valençais coururent à Saragosse, comme on faisait alors de toutes les villes d’Espagne. Ainsi se créa un centre de résistance qui, par deux fois, arrêta l’ennemi.

L’Europe regarda, admira, prit courage. La double résistance quelque hétérogène qu’elle fût, libérale et papiste, soufflée des moines, assistée des Anglais, fut d’un encouragement universel. L’Autriche s’éveilla et obligea Napoléon à diviser ses forces, à partager son effort.

Chargement de la publicité...