Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE V
AUSTERLITZ. — 2 DÉCEMBRE 1805
Ce grand revers avait pourtant ceci d’heureux qu’il empêchait définitivement Bonaparte de pousser plus loin la folie de mettre une armée en mer avec le risque d’un échec vingt fois plus grand que celui de Trafalgar.
Les Anglais calculant d’après les habitudes de publicité de leur gouvernement, croyaient la France fort abattue. Elle savait à peine l’événement. Le Moniteur n’en dit rien, encore moins les autres journaux. Il courut à peine un bruit vague de certains revers maritimes.
La nouvelle, au contraire, éclata chez nos ennemis. A la joie des Anglais, les Russes, les Autrichiens, crurent, au moins, que l’armée française était découragée, démoralisée. L’armée ignorait tout. Elle en était encore à son triomphe d’Ulm, et n’avait rien dans l’esprit que ce spectacle inouï d’une grande armée prisonnière ; elle croyait marcher à la victoire.
Bonaparte savait seul qu’il était dans ce grand péril. Plusieurs armées, encore à distance, approchaient, pouvaient le cerner. C’est longtemps après, en 1809, à Wagram, qu’il a dit le vrai motif de l’extraordinaire confiance qu’il témoigna alors. On disait après Wagram : « Vous auriez eu plus de succès si vous aviez laissé l’ennemi vous entourer. — Oh ! mais, dit-il, cette armée de Wagram, ce n’est plus l’armée d’Austerlitz ! »
La route de Vienne étant libre et la ville abandonnée, il y entra avec le plus grand calme. Non seulement il recommanda de bien traiter les habitants, du reste, nullement hostiles, mais, usurpant gracieusement le rôle affable et bienveillant du véritable souverain, il recommandait aux siens de ménager et protéger tout ce qui tenait aux lettres et aux arts.
Parole toute pacifique et prudente, au milieu des périls dont l’ennemi le voyait entouré. On le croyait déjà perdu. Les Russes, sous Kutuzow, évidemment ne reculaient que pour attendre les renforts qui leur arrivaient et de derrière et de côté ; ils reculaient, mais en livrant des combats souvent heureux. D’autres Russes venaient de Silésie. La Prusse, malgré ses tergiversations, accomplissant la promesse faite à Alexandre, venait aussi, il est vrai, lentement.
Voilà pour le nord. Au midi, l’archiduc Charles avançait. Masséna, avec une armée trop faible, n’avait pu le retenir. L’archiduc l’avait devancé de plusieurs journées et déjà était passé d’Italie en Moravie.
L’empereur était ainsi au centre d’un cercle d’ennemis qui peu à peu l’enserraient. Toutefois il se voyait si fort avec son armée invincible, qu’il ne rougit pas de négocier, et ne désespéra pas de détourner le torrent russe dans un lit nouveau, la conquête de l’empire ottoman.
On a cru que cette négociation de Napoléon était une ruse de guerre, un moyen de gagner du temps. J’en doute. Comme il ne jugeait jamais que sur les intérêts, il croyait, non sans apparence, qu’Alexandre avait plus à gagner en se jetant dans la Turquie que dans cette stérile campagne d’Allemagne.
Il écrivit à Alexandre dans des termes plus que polis, flatteurs et un peu ridicules.
A quoi le jeune czar, lui-même doux et poli, mais dont les émigrés conduisaient la main, répondit par une lettre altière, inconvenante, où il l’appelait monsieur et l’assurait de sa parfaite considération.
Napoléon avala le déboire, et pendant qu’il proposait un armistice, il fut violemment attaqué par les Russes.
N’importe, il n’en demanda pas moins une entrevue à Alexandre, qui ne daigna y aller, lui envoya seulement son aide de camp, le jeune Dolgorouki. Sur la proposition de Bonaparte de faire des conquêtes ailleurs, il dit fièrement : « La Russie est assez grande. »
C’était le 13 novembre. Les Français, encore dispersés, n’ayant pas l’armée de Bernadotte, n’avaient que cinquante-huit mille hommes ; les Russes en avaient déjà quatre-vingt-deux mille. C’était pour eux le moment d’attaquer. Le 20 novembre, les deux armées furent à peu près en équilibre ; Napoléon eut cent mille hommes.
Mais les Russes-Autrichiens attendaient d’autres troupes, faisaient venir des vivres qui leur manquaient, ils allaient être bientôt de beaucoup les plus forts.
Pourquoi furent-ils si pressés de combattre ? On ne le sait pas, disent plusieurs historiens.
C’est parce que leurs jeunes chefs, qui, dès le commencement, avaient intrigué contre le prince Charles, et croyaient qu’il resterait en Italie, le voyaient avec peine revenir, et voulaient vaincre avant son arrivée.
Autre motif très vraisemblable, dont on doit tenir compte. Alexandre, chevalier de la reine de Prusse, espérait par sa victoire délivrer seul la belle princesse de l’ogre Bonaparte, et n’en aurait pas eu l’honneur si, pour le faire, il eût attendu l’assistance des Prussiens, l’arrivée du bouillant prince Louis et de tant d’autres, voués au culte de la reine.
Voilà qui est bien romanesque, dira-t-on. Mais le serment au tombeau de Frédéric, qu’imposa la reine à Alexandre, le constituait gardien et défenseur de la Prusse[70]. Chose plus forte, les conditions que le czar mit d’abord, le 3 novembre, aux secours russes, conditions dont, en décembre, il dispense le roi de Prusse, indiquent assez qu’entre eux il y avait plus qu’un lien politique, mais un lien bien autrement fort, une amitié resserrée par leur admiration commune pour la beauté héroïque qui prêchait la guerre et la gloire.
[70] Hardenberg, t. IX, p. 14, 55.
Les historiens militaires, et, d’après eux, MM. Thiers et Lanfrey, ont marqué lumineusement, autant que le permettait un si immense tableau, la position des deux armées, et celle même des corps différents qui combattirent à Austerlitz. Nous ne reproduirons pas après eux ce détail, si difficile à comprendre pour qui n’a pas la carte sous les yeux.
Nous remarquerons seulement ce que déjà nous avons observé pour d’autres affaires non moins importantes, c’est que plusieurs des dispositions du grand capitaine, dispositions justifiées par un succès si magnifique, étaient scabreuses en elles-mêmes. Il fallait qu’il eût dans ses mains comme il l’a dit lui-même un instrument infaillible ; je veux dire une armée telle qu’avec elle on pouvait tout risquer.
Par exemple, l’abandon des hauteurs de Pratzen, laissées à l’ennemi, la concentration de l’armée française sur un terrain bas et étroit, et comme dans une espèce d’entonnoir, observant un grand silence, et regardant comme une proie le cercle d’ennemis qui l’environnait, n’était habile qu’avec une armée exceptionnelle qui ne s’étonnait de rien. Avec d’autres soldats, rien n’eût été plus chanceux.
A une heure de l’après-midi, Bonaparte était maître de Pratzen, le centre des alliés était anéanti ; leurs deux ailes combattaient encore, mais sans communication, sans moyen de se rejoindre. La garde russe s’avança pour reprendre le plateau de Pratzen, et mit un instant en désordre un de nos bataillons. La garde française s’élance alors, et Rapp fait prisonnier Repnine à la tête des chevaliers gardes.
Une action plus décisive se passait aux étangs, si nombreux dans cette plaine humide. L’artillerie, en passant sur un des ponts qui les traversent, s’enfonça, et les troupes qui l’accompagnaient furent rejetées sur un autre étang alors gelé. Napoléon, qui vit ce désastre, fit tirer dessus les canons qu’il avait sur les hauteurs. Toute la glace s’effondra. Des milliers d’hommes disparurent, mais plusieurs ne purent se noyer dans ces eaux peu profondes, ils luttèrent, et le lendemain, on entendait encore les cris, les gémissements de ceux qui ne pouvaient mourir.
On dit que les alliés couvrirent de vingt-sept mille morts cette vaste plaine d’Austerlitz ; huit mille Français avaient aussi péri.
Cette scène affreuse m’a été contée dans les moindres détails par un témoin, alors bien jeune, et qui, avec la vive et forte mémoire qu’ont les enfants, n’en avait perdu aucune circonstance.
Cet enfant, l’un des fils du général ministre Pétiet, était alors page de l’empereur, et se tenait derrière lui, lorsqu’il vit l’ennemi aller d’abord aux marais, puis sombrer tout à coup, s’engouffrer dans les glaces. C’est ce que Bonaparte avait prévu. Et, comme il arrive au chasseur qui voit le gibier lui venir, il eut un accès de sauvage hilarité. Dans ces moments, Napoléon avait un tic désagréable : il chantonnait. Cette fois, il lui revint certain air d’opéra-comique, où un sot tombe de lui-même au piège préparé ; les acteurs lui chantent : « Ah ! comme il y viendra ! larira. » Le désaccord si choquant de cette chanson vulgaire, chantée par une voix fausse, à cette heure suprême, frappa l’enfant de manière à ne l’oublier jamais.
Voyant le succès établi dans toute la plaine, Bonaparte avisa qu’il était tard, l’heure de dîner. Selon ses habitudes sobres, on lui donna sur une petite table son poulet et du chambertin.
Le jeune Pétiet versait à boire. On amena des prisonniers, et l’enfant, derrière l’empereur, put observer à l’aise l’accueil qu’il leur faisait.
Repnine, l’un des premiers, était sans doute le fils de ce cruel ambassadeur qui fut l’horreur de Varsovie, et dont Rulhières nous a laissé un si terrible portrait. Napoléon, sans souci des Polonais, toujours nombreux dans nos armées, lui fit un accueil aimable et ne le retint pas.
Puis s’avança une figure dont Pétiet fut bien frappé, un émigré devenu général russe, qui croyait toucher à sa dernière heure. L’enfant tremblait pour lui. Il fut bien surpris de voir l’empereur verser un coup dans son propre verre d’argent, et dire : « Buvez, monsieur le comte. Cela remet toujours le cœur ! »
Il y parut. Le prisonnier, jusque-là fort pâle, reprit couleur à l’instant[71].
[71] Le célèbre tableau de Gérard tant de fois reproduit par la gravure nous a conservé cette scène.
Instructive anecdote qui montre que, d’Austerlitz, le vainqueur voyait Paris, le faubourg Saint-Germain.
Avec ces dispositions si tendres au parti rétrograde, cette communion avec l’émigré, il était bien disposé à recevoir le conseil que lui apportait Talleyrand : « Ménagez l’Autriche. »
Le boiteux ne disait rien au maître qu’il n’eût dans l’esprit, ou qu’il n’eût fait déjà à Léoben, à Campo-Formio.
Il exigea de l’Autriche de l’argent, mais ne toucha en rien à ses provinces intérieures et vitales. Le Tyrol, qu’il lui prit pour le donner à la Bavière, était un beau champ pour l’insurrection, mais il contribuait pour peu dans les armées régulières. Venise aussi, qu’il lui retira, le Frioul, la Dalmatie, étaient d’un faible secours militaire. L’Autriche resta ce qu’elle était, prête à se rétablir peu à peu et à nous faire la guerre de 1809.
Austerlitz fort admiré renouvela pour l’Europe l’effet tout fantastique de Marengo. Cependant les Mémoires de Ney, qui partout révèlent la main habile de Jomini, montrent combien le plan de cette campagne était peu arrêté et changea sur la route.
La rapidité, tant vantée, de la marche de Bonaparte faillit lui être fatale, puisque par les maladies et la dissémination de ses forces, il fut un moment réduit à cinquante mille hommes. « Nous ne fûmes sauvés, dit Ney, que par l’ignorance de l’ennemi. »
Qu’attendaient ses admirateurs sérieux, après cette victoire qui abattit l’Autriche, découragea les Russes, décida les Prussiens à subir la condition qu’ils avaient toujours repoussée ?
Ils attendaient de lui une chose. C’était qu’il en tirât parti.
Son armée était intacte encore, tout au moins de cent mille soldats invincibles, les premiers du monde, elle n’avait perdu que huit mille hommes.
Les Russes se retiraient en ordre, mais en hâte, par la traverse et non par le chemin où on eût pu les suivre. Pourquoi cela ?
C’est que, de Napoléon, ils attendaient de l’audace, non pas une prudence timide.
Ils pensaient que les Français se dirigeraient au nord pour insurger la Pologne autrichienne, qui depuis dix ans les appelait. L’incendie partant de là, nul doute qu’il n’eût gagné la Pologne russe et prussienne.
Magnifique aventure qui eût enlevé l’Europe de frayeur, d’admiration, eût tenté un héros, mais non un politique. Ce grand incendie lui fit peur. Il n’osa s’en approcher. Il prit l’inspiration au plus bas, chez celui qui lui disait : « Ménagez l’Autriche c’est-à-dire le parti rétrograde dans toute l’Europe. »