Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
CHAPITRE VIII
LA BANQUE SE JOUE DE BONAPARTE. — OUVRARD FAIT
AGIR ENSEMBLE BONAPARTE ET PITT (1805)
Bonaparte avait horreur de la banque et du crédit.
D’après le Palais-Royal, le Perron et les scènes de l’agiotage, il supposait que banquier et voleur étaient synonymes.
Le crédit lui était suspect, comme force libre, qu’on ne peut emprisonner, qui franchit les lieux, les temps.
Pour suppléer à l’insuffisance des six cents millions qu’il tirait de France, contre le milliard annuel de l’Angleterre, il ne rêvait d’autre ressource que les contributions noires qu’il extorquait aux États faibles, sous prétexte de les protéger, d’après le procédé connu de Rob-Roy et autres voleurs, qui vendaient aux voyageurs leur protection contre le vol.
Le fait, certes, le plus curieux de l’époque, c’est qu’aux années 1804-1805, il se trouva néanmoins l’instrument des banquiers qu’il détestait.
Dans le long intervalle de dix-huit mois qui s’écoula entre la rupture de la paix (mars 1804), et la guerre (octobre 1805), la Banque ne perdit pas son temps, elle profita de cette époque douteuse, et trouva l’ingénieux moyen de se servir de Bonaparte même.
Les rois de la finance à Paris étaient principalement :
Le célèbre inventeur Séguin, chimiste, membre de l’Institut, connu surtout par les chaussures perméables au moyen desquelles le million de soldats de la république pataugèrent avec tant de gloire ;
Collot, fournisseur de l’armée d’Italie, et fournisseur de brumaire, qui prêta les fonds du grand jour, et fonda proprement l’empire ;
Ouvrard, enfin, l’ingénieux spéculateur, dont la fortune variable réussit, tomba, souvent se releva heureusement. Homme de ressources infinies, et d’audace incomparable.
Barras, son intime ami, lui avait fait l’honneur ruineux de lui céder sa Tallien. Ouvrard s’y refusa d’abord, disant : « Je ne suis pas assez riche. » Mais ensuite il réfléchit qu’après tout rien n’étendrait plus son crédit que de le voir acquérir une beauté si coûteuse. La cession se fit publiquement à l’Opéra. L’effet désiré fut produit. Les actions d’Ouvrard montèrent.
Napoléon ne l’aimait pas, sentait en lui une puissance cynique, indépendante, sur laquelle il ne pouvait rien.
Les Anglais, même avant la guerre, croyaient Napoléon à bout de ressources, disaient : « Comme extraordinaire, qu’a-t-il, sauf la Banque de Gênes et ce que lui paye l’Espagne ? Ce sera bientôt fini. »
L’Espagne, si misérable, comme un os séché, ne rendait rien.
Là-dessus se présente avec grâce cet adroit et hardi Ouvrard, prêt à tout, répondant de tout, même de magnétiser, de remettre sur pied un mort.
Dans ses promesses bizarres de ressusciter l’Espagne, il avait une chose sérieuse, un talisman dans la manche qui lui répondait de tout.
La formule d’évocation, que ses Mémoires[76] déguisent un peu, lui fut probablement fournie par les sorciers d’Amsterdam, les grands banquiers de Hollande, qui jugèrent très froidement que les Anglais, malgré leur patriotique colère, n’en seraient pas moins charmés de faire une bonne affaire avec l’ennemi, et qu’ils en auraient le temps. Ils eurent en effet près de deux années.
[76] Ouvrage charmant, plein d’intérêt, qu’il écrivit dans ses longues prisons, et que, dit-on, Mauguin corrigea.
Bonaparte était si peu intelligent de ces choses, que, même pour le servir, il fallait le tromper d’abord, lui, et le ministre qu’il avait pris pour guider son ignorance, le dévot Barbé-Marbois.
Le plan d’Ouvrard et sans doute de la Banque de Hollande, était comme la lune, qui toujours montre un côté, cache l’autre.
Le côté que l’on montra, à Bonaparte, ce fut Le grand ascendant que la France avait alors sur le vrai roi d’Espagne, le prince de la Paix, favori de la reine et du roi ; il espérait que Napoléon lui créerait une position indépendante et solide en Portugal.
Ce favori avait quelques bons sentiments, peu de génie, point d’énergie, d’activité. On était si misérable, que la cour ne bougeait pas, n’ayant pas même de quoi suffire à ses petits voyages. Ajoutez que la famine, une grande cherté des vivres désolait le pays. Ouvrard, le grand empirique, dit qu’il allait remédier à tout.
La reine, parfaitement d’accord avec le roi, prenait plaisir à montrer qu’elle favorisait le prince de la Paix, et combien il était puissant. Voilà Ouvrard, l’agioteur, qui se trouve admis dans l’intérieur, la familiarité du roi des Espagnes et des Indes.
C’est le bienfaiteur du pays. Du premier coup il fait cesser la famine, obtient de Bonaparte et des Anglais la sortie des blés de France. Avec sa facilité brillante, il étonne le prince des ressources qu’on va trouver et de la renaissance qu’il prépare au pays. Miracle ! à l’instant l’argent coule. La prudente Banque d’Amsterdam ne fait nulle difficulté de prêter à cette monarchie qui semblait ruinée. L’enthousiasme monte au comble.
Au point que le successeur de Charles-Quint et de Philippe II signe avec l’agioteur un traité de société :
« Société entre le Roi et Ouvrard, qui assure à celui-ci, pour toute la durée de la guerre, le commerce exclusif des deux Amériques ; l’extraction, la disposition de toutes matières d’or et d’argent ; la faculté de faire dans ces Amériques des emprunts garantis par leurs trésoreries, et remboursables par elles. »
La mer même, hostile et sauvage, s’aplanit. Lingots, piastres arrivent du nouveau monde. L’Espagne, par la Hollande, qui garde un gros bénéfice, paye à Napoléon les subsides promis.
Mais Ouvrard, ce grand poète, entrevoit, découvre un bien autre horizon : la mine immense et sans fond de l’Église espagnole, en Espagne, en Amérique.
Au premier mot qu’il en dit, on pâlit et on craint tout. « Que va dire l’Espagne ? que dira le pape ? » Le prince de la Paix recule ; Ouvrard ne recule pas.
Justement le pape arrivait à Fontainebleau (décembre 1804). Cette chose horrible, impie, ne l’étonne pas. Le clergé sera indemnisé en rentes solides de ces biens douteux, qu’il perdrait tôt ou tard.
Aussitôt dit, aussitôt fait. L’audacieux Ouvrard réalise la chose à l’instant. Il établit ses agents dans toute l’Amérique. La piété, la répugnance des peuples n’y font nul obstacle. L’opération commence avec succès.
Il reste une difficulté : la mer, couverte de flottes anglaises. Comment convaincre M. Pitt ?
On lui dit que la Compagnie des Indes a besoin de ce numéraire, qui peut venir par la Hollande.
On lui dit que les États-Unis, au défaut de l’Angleterre, se chargeraient de ce transport lucratif.
Londres s’accorde avec Amsterdam pour fournir à Bonaparte des ressources contre les Anglais. M. Pitt se rappelle sans doute qu’en l’autre siècle, au siège de Gênes, les Anglais vendaient eux-mêmes aux assiégés les boulets qu’on tirait sur eux.
Victoire ! Ouvrard voit les deux ennemis, Pitt et Bonaparte, dociles à faire arriver ses piastres américaines.
Le commerce, comme une loi supérieure, domine la guerre elle-même, et la religion ; le pape lui a cédé.
Ici, on est tenté de croire (comme le spirituel et clairvoyant M. de Pradt) que Bonaparte était fou par moments, au moins prodigieusement étourdi. Comme je l’ai dit, souvent de sa main droite il luttait contre sa main gauche.
Au moment où il lança ses flottes avec une si furieuse impatience à Trafalgar, comment ne réfléchit-il pas que vainqueur il allait décourager les Hollandais, qui avaient la complaisance de lui apporter les piastres, les lingots d’Amérique ? S’il était vaincu, comme il advint, ce terrible désastre les avertirait que la spéculation du transport était scabreuse pour ne pas dire impossible et que leurs capitaux, ballottés sur la mer risquaient à chaque voyage de couler au fond de l’eau.
Ceci était déjà passablement fou. Mais voici qui l’est davantage. Les associés d’Ouvrard à Paris, surtout un certain Desprès tentèrent Napoléon en se chargeant de fournir des vivres à sa flotte, c’est-à-dire de le mettre à même d’accomplir sa grande folie.
Sur le gage incertain de ces piastres qui flottent en mer, et peut-être n’arriveront pas, ils obtiennent du ministre Barbé-Marbois d’être associés à la Banque de France, et, concurremment avec elle, de toucher, escompter de solides valeurs du Trésor. Barbé-Marbois, tout en reconnaissant le danger, y cède. Pourquoi ? Le principal auteur de la mesure est un homme sûr, de la clique dévote, un homme de Dieu, qui est assidu tous les jours à la messe de Saint-Roch[77].
[77] Barbé-Marbois, fort exact, pour ses commis, faisait lui-même, le matin, la revue de ses bureaux, et voyant Desprès absent pour une heure, sut qu’il allait en hâte à Saint-Roch entendre une messe. Cela lui inspira une confiance illimitée.
Là-dessus la défaite de Trafalgar arrive, arrête les piastres d’Amérique, et noie tout à la fois nos flottes et l’aventureuse Compagnie. Elle semble entraîner le Trésor avec elle. On s’étouffe aux bureaux, mais on n’est plus payé. Bonaparte, qui toujours a peur de Paris plus que du monde entier, entend d’Austerlitz ce petit tumulte et les ricanements de Londres. Après avoir bâclé la paix avec l’Autriche, et un semblant de paix avec la Prusse, il se hâte de revenir.
Il revient dans une grande colère. A l’instar des petits enfants qui crient plus que personne quand ils ont fait une sottise, il s’en prend de la sienne à tout le monde. Il chasse Barbé-Marbois et son homme de Dieu. Il rappelle Ouvrard d’Espagne, et prend aux associés de la Compagnie tout ce qu’ils ont. Pour n’être pas volé, il vole ; il les ruine. Cependant le nouveau ministre reconnaît que, sans eux, l’État aurait fait banqueroute, et qu’ils ont eu au moins le mérite d’avoir réduit d’un quart les traités usuraires que les receveurs généraux avaient obtenus de Bonaparte.
Celui-ci, au reste, après avoir donné un grand spectacle de fureur et fait craindre qu’Ouvrard ne fût fusillé, le voyant si calme, lui-même se calma ; il se contenta d’exiler quelques dames du noble faubourg qui, dit-on, avaient propagé la panique. Madame de Luynes, qui échappa par son immense fortune, fut punie davantage, humiliée, devint dame de Joséphine.
Bonaparte menaça la Banque d’Amsterdam et les Hope, qui sourirent. Tous leurs trésors sont volatiles.
Enfin, outré, il dit à Ouvrard : « Vous avez abaissé la royauté au niveau du commerce. »
On le déclare garant pour quatre-vingt-sept millions, et il ne sourcille pas.
« Eh bien, dit Bonaparte, j’irai compter avec l’Espagne. On peut tout avec cinq cent mille hommes. » — On peut tuer la poule aux œufs d’or.
Après ce grand combat, qui reste debout ? Le capital, qui vaincra à la longue. Mobile, et ne pouvant être atteint, par cela même il est une forme de la liberté.
L’attitude d’Ouvrard, après sa débâcle, me semble magnifique, celle du sage d’Épictète.
Il se laissa enfermer à Sainte-Pélagie, qui fut son Louvre, où tout lui obéit.
Il se vengea en donnant à Bonaparte, partant pour sa grande folie de Moscou, un très sage conseil dont il ne sut pas profiter[78].
[78] Ce qui prouve que Ouvrard était un homme vraiment supérieur, c’est qu’il avait deviné (sans doute d’après la forme des embarcations hollandaises, faites pour aller dans les eaux basses) que la Baltique, pleine de bas-fonds, le long des côtes d’Allemagne, ne permet qu’aux barques d’y circuler sans crainte des grands vaisseaux qui ne pourraient les y suivre sans risque d’échouer.
En 1811 Ouvrard écrivit à Bonaparte que sa grande armée de Russie mourrait de faim et de misère, s’il ne faisait filer des vivres, et des secours de toute espèce, au moyen des barques qui pourraient arriver aux fleuves et les remonter. (Voy. Mémoires d’Ouvrard, t. I.)