Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo
LIVRE IV
OCCUPATION DE ROME, DE LISBONNE,
DE MADRID (1808)
CHAPITRE PREMIER
OCCUPATION DE ROME. — MARS (1808)
Revenons à Napoléon.
L’entrevue de Tilsitt semblait lui mettre le monde sous les pieds. Dans un accès d’orgueil, il fit deux choses absolument contradictoires : D’une part, d’en venir avec le Pape aux dernières extrémités, et d’autre part, de se lancer dans une guerre terrible pour conquérir les deux nations les plus papistes de l’Europe. Le plus simple bon sens disait que, pour cette dernière entreprise, il fallait ajourner la crise des affaires de Rome, et n’avoir pas contre soi le Saint-Siège.
Dans les entretiens de Tilsitt, Napoléon parlant à Alexandre de ses querelles avec le Pape, le czar lui aurait dit : « Je suis pape ; c’est bien plus commode. »
Ce mot frappa d’autant plus Napoléon qu’il répondait à ses propres instincts. Élevé par les prêtres, grand admirateur de Louis XIV, il avait senti de bonne heure qu’il n’y a de tyrannie forte que celle qui s’appuie sur une base religieuse, sur la racine profonde d’une éducation de servitude.
Dès qu’il fut empereur, il s’occupa du catéchisme impérial, du livre où les enfants apprendraient, comme article de foi, la légitimité de son pouvoir illimité.
Portalis lui disait de prendre le catéchisme de Bossuet. Mais ce qui avait suffi à Louis XIV (La recommandation d’obéir aux autorités en général) ne suffisait point à Napoléon. Ce fut lui-même qui dicta au légat Caprara le chapitre où l’enfant doit apprendre cet article de foi impie ! idolâtrique ! la religion d’un homme[95] !
[95] Voy. d’Haussonville d’après Consalvi, Jauffret et autres.
Le pape n’apprit la chose que le 5 mai 1806 par un article du Journal de l’Empire[96].
[96] « Il ne réclama pas, car des affaires plus graves l’en empêchèrent », dit froidement d’Haussonville ; comme s’il y avait eu jamais d’affaire plus grave que cet empoisonnement de l’enfance.
Ce qui achève de peindre tous ces honnêtes gens, c’est que les évêques ne reprochèrent au catéchisme nouveau que l’omission d’un article que Napoléon ajouta : Hors de l’Église, point de salut.
Nous avons dit plus haut, et personne ne le conteste, que le pape, allant à Paris, avait l’espoir de se faire rendre Bologne, les Légations. Si glissant sur l’affaire spirituelle du Catéchisme, il fut admirablement persévérant pour l’affaire temporelle des biens d’Église. Il voulait, quand on reprit les États vénitiens après Austerlitz, qu’on lui donnât une indemnité. Il réclama toujours son prétendu droit sur Naples et sur les principautés du Midi, Bénévent, etc. Pie VII, peu avide personnellement, était entouré d’une indigne cour, d’Antonelli, dont M. d’Haussonville, lui-même, ne dissimule point le caractère.
Ces intrigues enfoncèrent le pape dans son ingratitude envers son bienfaiteur qui l’avait réellement remis à Rome par la victoire de Marengo, et qui depuis avait tant relevé le catholicisme par son ascendant dans toute l’Europe.
La cour de Rome, toute anglaise, espérait avant Iéna. Depuis, désespérée, elle fit à Bonaparte une très mauvaise guerre, en refusant de consacrer les évêques nommés par l’empereur et le menaçant lui-même d’excommunication, ce qui mit Napoléon en grande fureur. Dans une lettre peu sensée qu’il écrivit au prince Eugène pour le Pape, il dit : « Que veut-on donc ? Me couper les cheveux ? Mais qu’on le sache bien, je serai Charlemagne, et non Louis le Débonnaire. »
Voilà donc la guerre déclarée entre ces deux puissances qui agissent avec des armes, des moyens différents. Bonaparte prend au Pape Ancône, dont les Anglais se seraient emparés, et de plus la grande route militaire qui mène de Lombardie à Naples. De son côté, le Pape refuse de reconnaître Joseph roi de Naples et d’envoyer la bulle aux évêques nommés par Napoléon comme s’il eût voulu venger ses injures temporelles aux dépens des âmes chrétiennes.
Bonaparte en plusieurs choses, touchait à l’encensoir. Il avait sécularisé les évêques Électeurs du Rhin. En Italie, il créait des chapitres nouveaux, des séminaires, réunissait plusieurs couvents en un. Il avait affecté d’annoncer l’Université impériale comme une sorte de pouvoir spirituel destiné à indiquer le bien et signaler le mal. Haute fonction qui la constituait une sorte de sacerdoce, dont le chef (le mondain Fontanes) eut le titre antique et vénérable de grand maître. Du reste, le pouvoir moral, attribué à l’Université, lui est donné précisément au moment où Napoléon croit que la papauté va bientôt finir (25 janvier et 17 mars 1808).
Pour juger équitablement les rapports de Bonaparte envers le Pape, il faut se rappeler que, depuis un siècle que le cardinal d’York et les Stuarts s’étaient réfugiés à Rome, c’était une ville jacobite et anglaise. La petite cour du Prétendant, augmentée des brigands de Naples, et des furieux émissaires de Caroline, serrait de près le Pape et le faisait agir.
Au moment de Tilsitt, dans la stupeur d’un événement si grand, si imprévu, il avait écrit à Bonaparte une lettre d’une douceur angélique où il l’invitait à venir à Rome loger chez lui au Vatican.
Mais aucun moyen de s’entendre. On rompit pour deux articles que Bonaparte ne demandait plus.
Il y eut dans tout cela d’infinies variations. Pie VII avait dit lui-même d’après ses conseillers : « Une persécution est nécessaire à l’Église. S’il prend Rome, nous nous réfugierons aux catacombes. »
La fin de cette année, 1807, est prodigieusement trouble, pleine d’embûches et de coups fourrés. Les Anglais inquiets de Tilsitt dont on leur cachait les secrètes conditions, en prirent occasion pour tomber encore une fois sur Copenhague, que Bonaparte, disaient-ils, voulait prendre. Ils la prirent eux-mêmes (7 septembre), enlevèrent ses vaisseaux et toute l’artillerie de sa côte, 3 500 canons.
Par représailles, Bonaparte s’empara des deux villes qu’il considérait, non sans cause, comme villes anglaises : Lisbonne et Rome.
Lisbonne et le Portugal depuis 1701 étaient un entrepôt du commerce des Anglais, et Rome un des grands centres de leur diplomatie européenne.
Au mois de janvier 1808, Napoléon écrit : « Si les Français qui entrent à Rome, s’entendent tout doucement avec les Romains, la papauté aura cessé d’exister sans qu’on s’en aperçoive. »
Mais n’était-il pas vraisemblable que les nations fortement catholiques, l’Espagne, le Portugal prendraient parti.
Malgré les ménagements de l’empereur, l’occupation de Rome retentit à grand bruit. La nuit même on cassa les Madones en disant que c’était l’œuvre des Français. Le pape annonça à tous les ministres qui étaient à Rome, ce qu’il appelait sa captivité, disant : « Je suis comme prisonnier. » Bientôt, en effet, le temporel lui sera enlevé, les États romains formeront deux départements de la France ; Pie VII sera interné, et le vrai pape sera l’empereur.