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Histoire du XIXe siècle (volume 3/3) : $b III. Jusqu'à Waterloo

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CHAPITRE XV
L’ARRIÈRE-SCÈNE DE TILSITT. — COMMENT LA RÉSISTANCE NAISSANTE PROFITE DE L’AVEUGLEMENT DE NAPOLÉON

Alexandre qui était venu à Tilsitt inquiet, hésitant, vit bientôt qu’avec la passion qui possédait Napoléon et l’aveuglait, c’était lui, Alexandre, qui était maître de la situation.

Bonaparte les yeux toujours fixés sur l’Angleterre, son irréconciliable ennemie, n’avait qu’une pensée, l’exclure de plus en plus du continent, lui fermer tous les ports, l’affamer dans son île, lui faire crier merci ! Cette unique préoccupation le rendit coulant pour tout ce qui regardait l’Allemagne. Il eût pu en finir avec la Prusse. Bonaparte le devait dans son intérêt personnel. Il était dangereux de laisser à l’Angleterre cette prise sérieuse qu’elle avait pour soulever l’Allemagne.

Cependant Alexandre obtint un adoucissement à la sentence de mort qui semblait prête à tomber sur la Prusse. Le désir de Bonaparte de gagner la Russie, d’empêcher le czar d’entrer dans la coalition qu’il redoutait, l’amena à lui complaire. Alexandre fin, doux et rusé, pour persuader Napoléon qu’il ne s’intéressait à la Prusse mutilée, réduite à son vrai nom prussien que par un souvenir de cœur, accepta une part de la Pologne que Bonaparte arrachait à la Prusse. On put croire d’autant plus qu’Alexandre n’entendait recevoir qu’un dépôt, qu’on vit arriver à Tilsitt après ces arrangements le roi et la reine de Prusse. Celle-ci, courageuse, n’hésita pas, pour son pays, pour son mari, à venir en personne dans cette réunion qu’eût fuie une autre femme. Avec la confiance, l’audace que donne la beauté, elle soupa près de Napoléon. La fierté de son attitude qui disait trop bien ses pensées, eût bien pu gâter tout. Napoléon lui offrant une rose, elle dit hardiment : « Est-ce avec Magdebourg ? » En demandant cette grande place de guerre, l’arsenal de la Prusse, elle avait l’air de préparer une revanche d’Iéna, de dire : « Avec la rose, donnez-moi une lame pour vous percer le cœur. »

Déjà on signalait à Napoléon les changements étranges que la Prusse depuis sa défaite, s’imposait dans les provinces qu’elle avait pu garder. Le parti noble des jeunes officiers, violemment accusé par la bourgeoisie de la défaite d’Iéna, se trouva si faible qu’il ne put empêcher une révolution fort sagement bourgeoise qui se fit en hâte, furtivement, si l’on peut dire, sous les yeux de l’ennemi.

En deux mois, un seul homme, Stein, ex-employé de Frédéric qui avait voyagé en Angleterre, fit ces grands changements. On lui avait donné un pouvoir tel qu’aucun homme n’avait eu encore ; il fut chargé tout à la fois de l’intérieur, de l’extérieur.

Le voisinage de Varsovie, la contagion des réformes françaises, obligeaient à faire quelque chose[91]. Le peuple n’était nullement révolutionnaire. Il aimait le roi, comme une personne bienveillante et inoffensive.

[91] Hard., t. IX, p. 463.

Donc, on put faire sans danger toute réforme et municipale et civile, toujours au nom du roi.

Dans ces réformes, il est dit que les bourgeois peuvent acquérir du bien noble, et morceler les grands domaines. A partir de 1810, le servage sera aboli.

Aux vieilles corporations municipales, intéressées et immuables, qui s’éternisaient dans leur privilège lucratif, on substitue des municipalités gratuites, éligibles tous les ans sous la présidence d’un inspecteur royal, et qui auront à leur tête deux bourgmestres dont le roi nommera l’un.

Ainsi, pour rassurer le peuple contre la noblesse, on met partout le roi, comme tuteur des libertés publiques[92].

[92] Cependant on pouvait prévoir ce qu’on a vu de plus en plus, que, le danger passé, la royauté non seulement ferait cause commune avec la noblesse, même susciterait une autre noblesse moins ancienne et plus arrogante.

En même temps, un nouveau ministre de la guerre, le Hanovrien Sharnhorst, ouvre à la bourgeoisie les grades supérieurs de l’armée, supprime toute exemption de service.

A ce mot-là l’armée, les agents de Napoléon (Davout, Daru) ouvrent pourtant l’oreille. Pourquoi ? C’est que la Prusse, par le traité, ne peut entretenir que 42 000 hommes. Alors elle imagine ce roulement rapide qui remplace sans cesse les recrues exercées par des recrues nouvelles, et qui en peu d’années va former deux cent mille soldats pour la bataille de Leipsick.

Comment Napoléon ne voit-il pas cela ? « Il faut, se dit-il, bien du temps pour former des Allemands et en faire des soldats. »

Toute la prévoyance de ses agents se réduit à demander l’expulsion de Stein qui se réfugie en Russie, où il trouvera un champ plus vaste, plus ténébreux, à exploiter.

Transporté sur ce théâtre, en vrai politique, il alterna ses moyens.

Avec Arndt et les rationalistes allemands, il organisa le Tugendbund que répandit le Poméranien Jahn, association désavouée par le roi, mais qui travaillait pour lui.

D’autre part, Stein trouvant dans le Nord les illuminés, se lia avec eux et se mit sous la protection de l’impératrice mère[93].

[93] Hard., t. IX, p. 463.

Pendant qu’en Prusse, l’éducation du jeune homme devient pour l’avenir une puissante machine de guerre, dans la ténébreuse Russie, la réaction prépare une machine non moins redoutable.

L’impératrice mère qui tous les ans s’enfermait au tombeau de Paul et restait toujours fort troublée de ce souvenir, imagina comme bonne œuvre et pour tranquilliser sa conscience de créer un institut de cinq cents jeunes filles, qui, élevées pieusement et bientôt femmes et mères, répandraient les bons principes anti-français dans la société. Ceux qui savent combien la femme est puissante en Russie, comprendront bien la portée de ce grand instrument de réaction[94].

[94] Je mets tout ceci à sa date, en 1807, et non après l’affaire d’Espagne (Baylen), comme l’a fait M. Lanfrey.

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