Les Sèvriennes
CHAPITRE VII
JOURNAL DE MARGUERITE
17 octobre 189 .
Nous avons eu ce matin une belle conférence de M. Criquet ; à propos d’une leçon ratée par cette pauvre Angèle Bléraud, il nous a fait l’exposé de sa méthode, avec une chaleur, une puissance, qui me transportent.
Vive la géographie du géographe Criquet ! Nous lâchons les anciens manuels, pour ne plus suivre que Vidal-Lablache, M. de Lapparent, et surtout Paul Criquet !
Nous voilà débarrassées d’un fatras pédantesque, il ne s’agit plus que de raisonner juste. J’en suis.
Nous n’avons pas été tendres pour Angèle ; il est vrai que son obstination était, chez elle, un parti pris. Mais qui sait l’accueil réservé à chacune de nous ? Moi, je suis très tourmentée par cette leçon à faire sur André Chénier : le sujet est délicat, où faut-il s’arrêter ? Il y a dans les Élégies des vers qui me troublent. Faut-il le dire ?
D’Aveline en sera froissé.
Mais si je tais ce côté sensuel de l’œuvre de Chénier, ma leçon sera celle d’une petite fille. N’ai-je pas le droit, sans fausse pudeur, d’expliquer ma pensée et mes impressions ? Tact, mesure… Que c’est difficile, mon Dieu !
Ah ! les beaux vers :
J’aime me dire à moi-même ces vers, le soir, avant de m’endormir. Ils me bercent, ils appellent les beaux songes.
19 octobre.
Victoire Nollet a horreur de la salle de réunion ; au lieu de venir danser avec nous, elle préfère arpenter, cent fois de suite, le grand couloir glacial.
C’est une heure charmante que celle qui nous réunit toutes dans une même salle.
La pièce est nue, luisante de cire, avec quelques belles gravures, un piano, des meubles cannés, que le frotteur aligne soigneusement aux murs, et que les Sèvriennes éparpillent, chaque soir, en traîneaux sur la glace du parquet.
Ce serait un parloir de couvent, s’il n’y régnait une gaieté folle. On rit, on chante, on danse, on cause. Les plus graves redeviennent enfants au contact des autres, car c’est l’oubli momentané du travail, des peines, des soucis de l’étude.
On danse surtout par plaisir et par nécessité, pour que la digestion soit plus rapide, et pour suppléer à la chaleur imaginaire d’un calorifère asthmatique.
Les « Troisième Année », suivant le code des préséances, organisent les sauteries, et mettent partout de l’entrain, en gentilles maîtresses de maison qui seraient un peu les petites mères des nouvelles.
Quel spectacle ! celles qui n’ont jamais eu le temps de marcher en cadence, tendent l’oreille et font leurs premiers pas. D’autres apprennent la bourrée, la polka du Languedoc, les branles poitevines, voire même le menuet. Et soudain, toutes ces jupes s’emmêlent et se démènent dans un quadrille furieux, où l’on piaffe, où l’on houspille ses voisines, accrochant une main, pinçant un bras, déchirant une robe, dans un vertige de tournoiement barbare.
Un bien-être indicible paraît sur tous ces visages en sueur. C’est la détente nerveuse, l’usure brutale d’une fougue vite dépensée, qui renaîtra demain pour s’abattre à nouveau.
Mlle Vormèse se mêle à nous volontiers ; son esprit droit, sa tranquille bonté, donnent à ses moindres paroles un accent qui va droit au cœur.
Une paix bienfaisante nous vient d’elle. C’est une protestante passionnée, mais tolérante ; sa figure me fait songer aux Saintes de Port-Royal, qu’a peintes Philippe de Champagne : sur un front très bombé, de magnifiques cheveux noirs, aplatis sans coquetterie ; des yeux qui vous cherchent, une bouche simple qui vous sourit.
Je l’aime.
Elle m’a embrassée parce que je lui montrais l’étrange aspect de notre École, à cette heure-là. L’avenue des Marronniers semble le pied gigantesque d’une croix d’ombre, qui s’enfonce dans la nuit ; nos classes sont les bras, cette salle joyeuse est à la place du cœur. Tout paraît mort, la tête, les bras, les pieds ; le cœur seul flamboie comme un cœur mystique, il est vivant de tout notre bonheur.
Le symbole lui a plu, alors elle m’a dit ces paroles que je veux écrire ici : « Quand vous quitterez Sèvres, Marguerite, emportez un rayon de cette lumière ; quel que soit votre sort, riez au passé, puisqu’ici vous aurez été heureuse. »
Le dernier quart d’heure est le plus amusant ; il reste peu d’élèves à la salle de réunion : les bûcheuses sont retournées à leurs livres, les paresseuses à leurs lits. On se groupe, on débine les professeurs, on fait des chansons.
En voici une, toute fraîche ; l’auteur est une « seconde année », une bonne fille, Isabelle Marlotte.
Elle se chante sur un air connu :
Et ça continue.
Les anciennes, qui savourent mieux que nous les traits décochés, applaudissent au passage, les :
Au surplus, au fait, au fait, etc., qui sont les mots collants de Jérôme. —
J’adore la valse, celle au rythme lent ; j’aime la musique qui m’entraîne sur un mode mineur ; j’aime les modulations vaines des retours en majeur, les notes grises, veloutées ; alors d’invisibles caresses me ferment les yeux ; tout mon corps s’abandonne au plaisir de suivre un rythme divin.
Quelques Sèvriennes ont, quand elles dansent, la grâce des branches qui ploient et se relèvent sous le poids d’un oiseau. Renée Dolat, une ravissante Arlésienne, a des mouvements si harmonieux qu’on s’arrête pour l’admirer.
Mais d’autres ! celle-ci, une toupie hollandaise qui fait du sentiment. Celle-là, une corvette en détresse, et les Scientifiques valsent avec une élégance de fagots agités !
Quelle partie de rire encore, quand on s’est aperçu que les rotondités d’Adrienne Chantilly n’étaient que rembourrage ! Berthe, toujours elle, en dansant avec notre « cacique », lui a malicieusement piqué une aiguille au beau milieu de la hanche, et l’autre ne broncha pas !
Un mot terrible de d’Aveline sur une ancienne, qui a trop de prétentions à la beauté mythologique :
« Vénus, il est vrai, mais Vénus marine, car il lui reste encore un peu d’algues aux dents. »
Fi le vilain.
A huit heures et demie, tout le monde se retrouve à la porte de Mme Jules Ferron, pour le bonsoir. Subitement, ce coin de lumière et de vie meurt ; l’ennui est roi de cette solitude.
Même en plein jour, ce long corridor est un triste promenoir de nonnes. Des murs lavés à la chaux, à terre des briques trop rouges, des fenêtres qui prennent la clarté au fond des douves. Quand la lune est haute, elle perce la crête des arbres, et par un soupirail, éclaire ce couloir d’une lumière glacée, jetant sur le mur d’ombre la silhouette blanche d’un porche de tombeau.
Est-ce que la Pompadour, qui vécut ici même, rêva de pénitences nocturnes, en cilice, pieds nus, dans ce cloître presque souterrain ?
Les bruits s’y éteignent, pour ne laisser sourdre que la plainte du jet d’eau, qui se lamente, qui se lamente, sans écho.
Deux ombres enlacées passent… un bec de gaz vacille et s’éteint. Mon cœur frissonne, je me sauve.
20 octobre.
On dit que Mlle Lonjarrey, hier, en faisant sa ronde de nuit, a trouvé Angèle Bléraud évanouie au pied d’une porte, qu’elle déchirait de ses doigts crispés.