← Retour

Les Sèvriennes

16px
100%

CHAPITRE XVII

FENÊTRE OUVERTE SUR LA VIE

Depuis quelques minutes le cours de Droit est commencé. Les plumes griffonnent.

L’air d’automne est chargé de silence, le moindre bruit, à cette heure tardive, résonne avec une pureté de cristal : c’est un pas vif qui fait crisser le sable, un autre martèle l’asphalte des douves ; c’est un oiseau solitaire, qui lance une dernière roulade, avant que le soleil ne se blottisse, sous l’aile frissonnante d’un obscur coteau.

Rien ne trouble la sérénité du crépuscule, immense voile de pourpre qui s’accroche aux feuillages, comme le velum déchiré d’un théâtre antique.

Un grand apaisement s’est fait dans la classe, où les lueurs roses du soir donnent à quelques visages, proches des fenêtres, un éclat de sanguines ; des reflets teintent l’ombre où se noient de lointains visages blancs.

Les jeunes filles qui sont là, groupées autour de la chaire, sont les mêmes jeunes filles qui se quittèrent, il y a deux mois, après les examens de licence.

Les vacances ont passé, les laissant plus graves, plus conscientes de leur valeur, conscientes surtout de la mission qui les attend.

Quelques-unes ont souffert, l’amour-propre saigne encore : Adrienne Chantilly a perdu cette place de première, dont elle était si vaine. Berthe fut reçue dans un mauvais rang. Angèle Bléraud, Hortense Mignon ont été refusées.

Mais le succès a grandi leurs compagnes. Les nouvelles se les montrent, on les consulte, et la façon même, dont ces Messieurs accueillent leur avis à chaque leçon, affirme leur mérite.

Victoire Nollet exulte, elle est première, pendant un an elle sera le « cacique » de la « troisième année, » elle ira la première chez M. Legouff, elle représentera sa promotion auprès du ministre, s’il vient ! Berthe qui ne perd jamais l’occasion d’un bon mot, lui dit le soir même du résultat :

— Ma chère, voilà la première fois qu’au concours le jury couronne le bœuf maigre.

Victoire sourit, devenue soudain accommodante, et puis son travail ne fut-il pas celui du bœuf qui laboure !

Jeanne Viole a la résignation rageuse, elle est troisième ; elle songe à débloquer Marguerite Triel, qui est seconde. Sa jalousie a des coquetteries charmantes, elle va, vient, minaude, écoute, surprend, et prépare, comme une campagne, sa sortie de l’École ; au reste, du dernier bien avec tout le personnel, et Mme Jules Ferron.

Marguerite suit avec dédain la petitesse de ce manège. Dans ses grands yeux consumés, parfois une flamme révèle la mystérieuse transformation. Sa beauté s’est épanouie, non comme une fleur baignée de soleil, — la Lorely n’est-elle pas l’être du matin, qu’une vaporeuse lumière idéalise, — le calice est encore fermé, captif sous les pétales que la rosée entr’ouvre.

Depuis la mort de Charlotte, Marguerite s’est évadée de ses livres, avide de chercher, dans la vie elle-même, une loi qui gouverne ses actes.

Là-bas, elle a interrogé les siens, regardant vivre leurs principes ou leurs instincts. Elle a vu que pour la plupart des hommes, cette morale si haute n’est même pas le préjugé du bien, qu’elle est faite, pour eux, de routine, d’effroi du scandale, d’hypocrisie surtout.

Vivre, c’est à chaque instant étouffer ou dissimuler sa nature ; c’est l’abstinence religieuse, c’est la correction, le « Kant » de province, c’est le mépris de tous pour l’intelligence qui s’affranchit.

Marguerite croit, à présent, que la vraie morale c’est la pleine expansion de la vie, et tout s’accorde en elle pour obéir à cette loi de nature, qui pousse les êtres d’élite vers la culture la plus intense de leur personnalité.

Telle sera désormais la règle de ses actions.

Arrivant en troisième année, les Sèvriennes apportent donc en elles des éléments nouveaux : ambition d’agir, curiosité morale, besoin impérieux d’appliquer directement aux faits leurs connaissances théoriques, et d’acquérir, par un effort de volonté, la marque d’un caractère personnel.

Parmi les cours, qui achèvent la transformation des Sèvriennes, le cours de droit, application pratique de la philosophie, est celui qui peut laisser sur leur caractère la plus forte empreinte.

Dans quel esprit ce cours est-il fait ?

Mme Jules Ferron, qui en est chargée, ne se préoccupe pas de l’érudition. Former des avocates ou des doctoresses, n’est point l’affaire de l’École. Mettre ses élèves en face des lois sociales, leur en expliquer la raison d’être, exiger d’elles une obéissance volontaire, mais réfléchie, voilà ce que doit être son cours.

En somme, dans cet enseignement du droit, tout se ramène à la culture absolue de l’esprit de justice.

Mme Jules Ferron veut que ces êtres libres, formés dans la solitude par une éducation virile, sachent respecter les lois, mais au besoin aient le courage de les transgresser, le jour où leur conscience ne sera plus d’accord avec les lois des hommes.

D’une grande droiture de caractère, d’une volonté inflexible, la directrice de Sèvres ne peut admettre que comme une déchéance morale la soumission aux préjugés sociaux, le respect aveugle du Code.

Elle le sait, elle l’enseigne, bien des articles, imbus de l’esprit draconien, sont en opposition formelle avec l’idée de justice qui tôt ou tard doit triompher.

Par là, mais par là seulement, Mme Jules Ferron adhère aux revendications féminines. Son cours, net, froid, est une discussion tenace des articles du Code.

La grandeur de cet enseignement, qui pourrait être si aride, c’est de réclamer sans cesse au nom de la raison, de la conscience morale, l’équité de la jurisprudence. Mais sachant le prix des mots, et combien une parole vague trahit la pensée, Mme Jules Ferron discute prudemment, avec calme, cherchant le terme propre, qu’elle trouve avec une lenteur voulue, suivant jusqu’au fond des âmes le travail que suggère sa pensée.

Ses mains feuillettent le propre code de Jules Ferron, vénérable exemplaire sorti des presses de Didot, au lendemain de la promulgation du code civil, livre qui prend, lorsque sa voix s’anime, le caractère sacré d’une Bible.

Elle examine, commente chaque article dans une causerie dialoguée, rappelant les entretiens philosophiques du mercredi. Elle reste, pour les Sèvriennes, un Socrate jusque dans la forme de son enseignement, qui s’illustre parfois, comme tout livre de sagesse, de quelques imageries : Jules Ferron m’a raconté ceci… ou bien, une personne vint lui confier…

Au cours des semaines précédentes, il fut question de la naissance.

Avec une largeur de vue surprenante, cette femme, si peu mère par la tendresse expansive, mit une réelle émotion à discuter l’inégalité civile que la loi établit entre les enfants légitimes et les enfants naturels, protestant contre ce mot, « naturels, » presque une tare, et réclamant dès 1880, l’égalité des droits entre les enfants, issus ou non, du mariage.

Jugeant toutes choses de très haut, Mme Jules Ferron ne craignait pas d’appeler l’attention des Sèvriennes sur les sujets les plus délicats, en les forçant à réfléchir sans pruderie, aux conséquences odieuses des préjugés que la loi sanctionne.

Ce fut une grande surprise aux premiers cours de droit, Mme Jules Ferron se révélait non plus comme un esprit abstrait, vivant dans une atmosphère d’indifférence, mais comme un être épris de justice, convaincue d’enseigner la vérité, quelque hardie qu’elle parût à ces jeunes filles.

L’étonnement se prolongea.

Quelques Sèvriennes se refusaient à l’examen des préjugés que tous nous suçons avec le lait de nos mères.

L’étude ouvre bien des cerveaux sans que la pensée s’élève. Scientifiques et Littéraires, beaucoup par égoïsme, renonçaient d’avance à lutter pour la justice.

Les meilleures s’ouvraient à un monde nouveau, ne craignant pas de suivre Mme Jules Ferron jusqu’où il lui plairait de les mener, s’armant pour la vie où demain elles entreraient seules.

Cependant quelques lèvres frémirent, stupeur ou révolte, d’entendre discuter le principe de l’autorité paternelle.

Si loin, si détachées même qu’elles fussent de leurs familles, par la lente désagrégation de l’école, aucune ne songeait à mettre en doute l’obéissance passive qu’exige l’affection ou les convenances.

Ce fut un choc.

Les regards se croisèrent, quelques fronts rougirent.

Mais aussi calme, aussi sereine dans sa conviction scrupuleuse, que s’il se fut agi d’expliquer une loi sur les murs mitoyens, Mme Jules Ferron, après un court historique, leur déclara que si elle approuvait la soumission des enfants à la sagesse, à l’expérience des parents, il y avait des cas, tel celui de l’article 151 du code civil (la loi exige le consentement des parents avant de procéder au mariage) qui demandait examen.

Dans un conflit de volontés, où la conscience est en jeu, elle n’hésite pas à affirmer que se soumettre passivement à l’autorité paternelle, c’est porter atteinte à la liberté, à la dignité inviolables de notre être moral.

En dépit des restrictions qui entourent ce principe d’affranchissement, c’est bel et bien justifier toute révolte généreuse et sincère.

Ce fut au nom même de cette dignité morale, dont elle se faisait un idéal si fier, que Mme Jules Ferron ne craignit pas de développer ses principes jusque dans leurs conséquences extrêmes, admettant le mariage contracté aux portes de l’Église, mariage de deux consciences, de deux volontés libres, dont le caractère est aussi sacré que s’il avait reçu la sanction des lois.

Après le cours, on batailla autour de cette affirmation, qui dans la bouche de Mme Jules Ferron prenait une valeur singulière.

Chacune de ses paroles est une semence qui tombe sur cette terre labourée ; quelques Sèvriennes timides en face de l’opinion publique, écrasent ce germe avec mépris ; Victoire, protestante, comme tout esprit qui vit par le libre examen, reçoit le germe qui ne fructifiera pas dans une terre trop sèche. Berthe songe à des choses qu’elle ne dit pas, se souvenant peut-être des tristesses de son enfance.

Seule, Marguerite, dans le sillon douloureux que l’épreuve a déjà tracé, voit la graine s’ouvrir, le germe grandir, promesse de l’épi bientôt mûr. Elle défend, près de ses compagnes, l’idée du mariage libre, le jugeant en lui-même, non par les faits, trouvant, dans l’affranchissement de deux êtres qui s’aiment, une beauté qui les sauvegarde, une preuve de courage, digne à ses yeux de tous les respects.

....... .......... ...

A l’heure où toute sa vie sera en jeu, avec une émotion profonde, Marguerite Triel se rappellera, qu’en obéissant à sa conscience, elle n’a pu démériter dans l’esprit de Mme Jules Ferron.

Chargement de la publicité...