Les Sèvriennes
CHAPITRE XXI
BILLETS DOUX
Adrienne Chantilly à M. Paul Réjardin, professeur de philosophie. Collège de France.
« Sèvres, 2 mars 189 .
» Monsieur,
» Le professeur de philosophie est-il vraiment le confesseur de ses élèves ?
» Serai-je écoutée, si j’ose m’ouvrir à vous ?
» Votre respectueuse élève,
» A. Chantilly. »
Paul Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 5 mars.
» Mais comment donc, Mademoiselle, je suis à vos ordres.
» Votre serviteur,
» Paul Réjardin. »
A. Chantilly à M. Paul Réjardin.
« Sèvres, 6 mars.
» O merci Monsieur !
» Ma confession sera brève. A la veille de quitter l’École, d’entrer dans la vie, je suis affreusement tourmentée. J’ai cru jusqu’ici, que nous portions en nous-mêmes, par le fait de notre nature, de notre tempérament intellectuel, la lumière qui éclaire la route.
» Vos paroles m’ont détrompée !
» Je rougis de mon ambition, de cette misérable vanité qui, devant moi, illuminait l’avenir.
» Oh ! que faire pour sortir de cet égarement, m’élever vers l’idéal que vous nous faites aimer ?
» Comprenez ma détresse ! Aidez-moi, vous qui fûtes cause des larmes que je verse.
» Votre élève respectueuse,
» A. Chantilly. »
M. P. Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 7 mars.
» Chère Mademoiselle,
» Votre cas est très intéressant. Comptez sur moi.
» Mais précisez, expliquez votre trouble.
» Respectueux hommages.
» P. Réjardin. »
A. Chantilly à M. P. Réjardin.
« Sèvres, 15 mars.
» J’hésite, Monsieur, à me raconter à vous. Quels mots sauraient vous dire le mal dont je souffre ? Quelque chose d’obscur frémit en moi. Je cherche dans saint Augustin, Thérèse, Tolstoï, l’épreuve réparatrice qui me rendra digne de l’estime que je souhaite.
» Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire, comme ma pensée, au cours, cherche à s’unir à la vôtre, la pénètre, la retient, l’incruste au plus profond de moi-même.
» Votre parole a créé une femme nouvelle.
» Veuillez agréer, de celle qui vous a choisi pour maître, l’assurance de sa vive et respectueuse affection.
» Adrienne. »
M. Réjardin à Mlle Chantilly.
« Paris, 18 mars.
» Vous me confondez, ma chère enfant.
» N’exagérez point ce retour à l’austérité des Augustin, et des Thérèse.
» Votre âme a une délicatesse d’ange ; mais à rôder aux abords des cloîtres, sa beauté se fanerait. Oubliez-vous donc que vous êtes une femme ! En vous faisant si belle, Dieu vous donna des ailes.
» Planez, planez, je veux guider ce vol charmant.
» Amitiés respectueuses.
» P. R. »
Adrienne à P. Réjardin.
« Sèvres, 22 mars.
» Vous êtes la Bonté, comme vous êtes la Force.
» Oh ! merci, d’être l’Initiateur que j’appelais. Dites, n’y a-t-il pas des moments où l’on se sent éternel ?
» Adrienne. »
P. Réjardin à Adrienne.
« Paris, 22 soir.
» M’auriez-vous donc deviné !
» Chère enfant, je suis à vous.
» Paul. »
P. Réjardin à Adrienne.
« Paris, 28 mars.
» Que me parlez-vous d’Orgueil, d’Égoïsme ; vous êtes trop prompte, chère amie, à vous dépouiller.
» Ce serait faire œuvre d’iconoclaste, que de dédaigner la forme splendide que Dieu vous a donnée.
» Venez donc me voir jeudi, après le cours, entre 5 et 6, nous causerons, et je pourrai mieux vous dire, qu’en ces lignes brèves, ce qu’il faut faire pour vivre harmonieusement.
» Je baise la main jolie de ma petite amie.
» Paul. »
Du même à la même.
« Paris, jeudi 30 mars.
» Vous n’êtes pas venue, méchante. J’avais tant à vous dire ; je vous cherchais à votre place, si chère déjà. Seriez-vous malade, ô pauvrette.
» Et quand maintenant ?
» Paul. »
Adrienne à P. Réjardin.
« Sèvres, 1er avril.
» Excusez-moi, Monsieur, je n’ai pu aller au cours, ni vous rejoindre ensuite. Une amie m’a enlevée en route, avec son frère normaliste de la rue d’Ulm. Nous avons été voir jouer « Ma Cousine ». Ne trouvez-vous pas que Réjane est bien « rosse » comme dit le frère de mon amie.
» Adrienne. »
Du même à la même.
« Paris, 2 avril.
» Chère grande enfant,
» Votre âme a trop de candeur, trop de flamme, pour se plaire à la rosserie des théâtres de boulevard.
» Que diable alliez-vous faire chez Réjane avec ce jeune cuistre ?
» Venez dimanche, je vous attendrai au parc Monceau.
» Amitiés.
» P. R. »
Adrienne à M. Paul Réjardin.
« Sèvres, 6 avril.
» Maître, maître, quelle journée adorable. Comment vous dire tout ce que votre parole bouleverse en moi. Où suis-je ? Qui êtes-vous donc pour me charmer ainsi ?
» Je buvais vos paroles. Un monde s’est ouvert à moi, celui de la Charité, de l’Amour immense, éternel, mystique.
» Oui, notre âme doit vivre par l’Amour.
» Oui, tout notre être doit venir boire à la source divine.
» Des ailes, les voilà ! j’échappe à ma prison.
» Quel rêve sublime, ô mon poète, que ton immensité.
» Maître je suis votre servante…
Comme Adrienne achevait ces lignes, dont la signification réelle, laissait à sa bouche un retroussis railleur, la cloche sonna le cours.
— Allons bon, il faut descendre, justement le pathos coulait à flots.
Oh là, là, le pauvre homme qui s’imagine que les voiles de sainte Thérèse vont nous emmener à Cythère !
Non pas, non pas. Dimanche on vous pose l’ultimatum, Monsieur, et nous verrons bien si ce bras illustre est le bras qui s’offrira au mien pour quitter cette École de misère.
Tout à l’espoir d’un triomphe prochain, la belle Adrienne glissa la lettre inachevée dans un tiroir, à côté des lettres de Paul Réjardin, et des brouillons de chaque lettre précédente.
Angèle Bléraud, souffrante, n’assista pas au cours ce jour-là.
Une heure après, cette bonne Lonjarrey, tout émue, portait à la direction l’épître inachevée. Dans le cabinet de Mme Jules Ferron, où elle fut mandée, Adrienne Chantilly, par contenance, s’évanouit.
M. Paul Réjardin se récusa, furieux d’avoir été berné par cette gamine, en quête du chemin de Damas.
Quelques jours après, la belle Chantilly, pour raison de santé, quittait l’École avec un congé illimité.