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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XXVI

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

20 mai 189 .

Je saurai me taire, et vivre passionnément de mon secret, comme j’ai vécu de ma douleur.

Je l’aime, je l’aime follement.

Je le dis à mes livres, à mes fleurs, à mon lit.

Je l’aime !

L’École est radieuse, ma chambre embaume l’amour.

Lui seul ne saura pas que je l’aime, je ne veux pas que ces lieux, si tristes pour lui, soient les témoins de sa joie.

Avant de quitter Sèvres, là-bas, chez lui, je retournerai le voir : il tremblera que ce soit l’adieu ; alors un mot, un tout petit mot, un geste seulement, et il saura que je l’adore, la tristesse s’effacera de ses yeux, il n’y aura plus que du bonheur, plus que de l’amour…

Mais si je me trompais ? S’il ne m’aimait point ! Non, non c’est impossible, ses yeux le trahissent, hier encore au Louvre, comme il me regardait ! Il ne sait pas qu’il m’aime, c’est moi qui le lui apprendrai, il ne sait pas que l’amour entre nous, a grandi de toutes les larmes solitaires que nous avons versées !

Ce n’est point trahir Charlotte qu’aimer Henri. La mort délie tous les liens ; elle restera l’amie, que nous pleurerons ensemble, elle qui fut l’instrument de la Destinée.

Elle avait l’âme trop haute, pour souhaiter qu’Henri fût malheureux ; peut-elle m’en vouloir, de guérir la blessure qu’elle a faite ?

Longuement j’ai prié et pleuré sur sa tombe.

Je suis rentrée à l’École l’âme allégée ; Charlotte a entendu ma prière.

1er juin.

Partir, avec quel déchirement j’écris ce mot ; qu’est-ce qui m’attend, au seuil de cette École.

Comme elle passe, passe maintenant, la lente caravane des jours. Les premiers furent mélancoliques, qu’ils sont loin déjà ; puis l’aube s’est levée, j’ai vu les cavaliers rapides, les manteaux blancs, les harnais d’or, et flotter sur la croupe des chevaux, ces robes d’azur, ces robes couleur de rose, couleur de pourpre, dépouilles galantes d’oasis traversées. Jours inoubliables, où mes lèvres ignorantes s’offraient au baiser.

Après eux, d’un galop foudroyant, dont l’écho brise encore mon oreille, le cavalier noir est accouru. Il s’est penché près de moi et l’a prise.

A l’horizon les autres ont disparu, lui seul est debout : un jour de mort est un jour éternel.

La troupe morne a passé, mes yeux ne voyaient que le cavalier noir.

Voici les derniers jours : anxieuse, je les regarde venir ; où est-il le jour lumineux, le jour divin, qui me donnera au bien-aimé ?

4 juin.

Pauvre maison, quels regrets tu me laisses ! J’ai été si souvent joyeuse, si souvent taciturne, quand de cette fenêtre, je regardais vivre les êtres mystérieux, que sont les arbres, les fleurs.

J’ai aimé la grâce des jeunes branches ployant et se redressant, comme de beaux corps, dans l’air agité. J’ai vu la lune trembler sur le jet d’eau, et le bassin se velouter d’ombre, sous le pied léger, tournoyant, de cette ballerine fantastique, qui déchire le tulle de sa robe pailletée au premier souffle du vent.

Tous ces frissons d’une vie obscure ont passé en moi, comme si j’étais enracinée à la terre de mon École.

Adieu, retraite charmante, où j’ai vécu tant de rêves ; maison laborieuse, où j’ai appris la toute-puissance du Destin, maison des pleurs, qui ne doit pas être la maison d’amour.

L’École m’a faite femme ; mon cœur est plein d’affectueuse reconnaissance, pour les Maîtres qui m’ont aidée à vivre libre, fière sous la seule loi de ma conscience.

Mais que serai-je demain, moi qui ne puis rien contre mon cœur ?

15 juin.

Est-ce curieux, mes compagnes parlent de leur vie de professeur, des élèves, des cours. Moi, je ne me vois pas dans une chaire.

Un inexplicable malaise me serre le cœur chaque fois qu’on parle d’avenir.

Et le mien peut être si beau !

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