Les Sèvriennes
CHAPITRE XII
SUITE DU JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 juin.
Je mène deux vies parallèles. Souffrir, Travailler.
L’étude m’apporte l’oubli, je veux travailler sans arrêt, pour échapper à moi-même.
L’approche de la licence nous harcèle toutes. Dans un mois nous serons en plein concours. Mes compagnes disputent la première place : notre cacique, Adrienne Chantilly, a perdu son rang, il est peu probable qu’un autre examen le lui rende.
Qui l’emportera de Victoire Nollet, cette encyclopédie, ou de Jeanne Viole, cette mémoire.
On compte avec moi, j’ai une lucidité assez nette de mon travail, et de mon effort, pour juger que je mérite, aussi bien qu’elles la première place à la licence.
Si elles escomptent cette torpeur qui m’accablait, elles se trompent. Mon esprit se réveille plus hardi, je sors victorieuse de cette lutte intérieure qui me transforme, après un long déchirement, et m’affranchit de cette inconsciente rêverie, où s’engourdissait mon énergie.
Je me suis imposé, comme une discipline rigoureuse, de parler allemand tous les jours ; Victoire le fait depuis son entrée à l’École.
Quel effort douloureux, je suis l’enfant qui bégaie, s’impatiente d’ignorer les mots que lui a fournis, jusqu’ici, l’appel au dictionnaire.
Stupide méthode, stupide paresse ; à ce cours du « Herr Professor » qu’ai-je fait depuis dix-huit mois, si ce n’est sourire des petites histoires que Master Hartbourg nous raconte sur Bismarck, le laissant besogner tout seul, pour mieux rire d’une perruque légendaire, d’un ventre pyriforme dans une culotte à pont.
Quelle légèreté ! il suffit qu’un professeur nous ennuie, le travail cesse, et pendant ce temps les « Anglaises », avec Miss Robinson, arrivent à écrire, à parler, à penser, comme de vraies anglaises.
Alerte ! au travail.