Les Sèvriennes
CHAPITRE III
Lettre de Berthe Passy à M. Jules Passy, son père, homme de lettres, aux Batignolles.
« 8 novembre 189 .
» Tu sauras donc, mon vieux Jules, que le mois dernier, il nous vint d’Athènes un jeune orang-outang.
» C’est un cadeau du roi Georges !
» Cadeau qui à son prix, car ledit animal, nonobstant de vieilles habitudes, nous dérobe ses callosités, mais exhibe, à grand renfort de salive, ses prétentions de docteur ès philosophie !
» Il est de poil noir, de ventre gras, de teint luisant comme peau de phoque, nez camus sous deux yeux tendres. En dépit d’une forte moustache, qui tend sur la lèvre l’arc d’un troisième sourcil, je crois que ce jeune être simiesque est du sexe de notre pseudo mère Ève.
» La chose est certaine, c’est une guenuche qui vient folâtrer parmi nous.
» Quelle richesse de contours ! quelle ampleur de reins, un petit Hercule en pleurerait de n’avoir pas sucé le lait de ces puissantes mamelles ! De vivre libres sous le péplos flottant, ses appâts se sont démesurément épanouis ; si le dicton de notre vieille Palatine a cours en son pays, il faut que la main d’un Grec soit plus profonde que la main amoureuse d’un honnête homme de France.
» Mlle Lonjarrey me confie l’éducation de cet intéressant animal.
» Je m’y suis mise tout de suite, à la française, tant et si bien, mon p’a, que j’ai obtenu des résultats épatants.
» Mlle Sophie Triparti, plus familièrement dénommée entre nous Calypso, est une doctoresse, déléguée en mission pédagogique à Sèvres, par un Gouvernement qui n’a cure d’élever de petites Andromaques et de jeunes Pénélopes.
» Pour le quart d’heure, c’est moi le Mentor de ce singe savant : elle boit, mange, rumine sous mes yeux.
» En passant, je puis t’affirmer qu’Homère n’exagère pas, quand il détaille la goinfrerie des héros de l’Iliade.
» Où je vais, elle va, et je promène mon animal de porte en porte, pour la plus grande joie de l’École, qui a si peu souvent l’occasion de rire.
» Elle m’a mise au courant de toutes ses petites affaires ; puisque le secret de la confession ne saurait exister vis-à-vis d’un quadrumane, je ne me tiens pas d’aise de tout te raconter. Fais-en des papillotes pour ta coiffure du dimanche, c’est tout ce que cela mérite.
» Les bras de Calypso étant trop petits pour étreindre la majesté de son buste, à l’occasion je deviens sa chambrière. Sur le coup de huit heures, je pénètre dans sa « spélonque » comme dit, en se bouchant le nez, la suave Jeanne, joueuse de Viole à la façon de Sapho.
» Calypso dort, empaquetée dans ses draps ; près du feu, l’indispensable : comble ! A mon appel, la nymphe se réveille ; une grosse tête poilue se dégage de l’outre qui gonflait les couvertures, elle m’apparaît enfin, vêtue d’une rude chemise lacédémonienne.
» Je procède avec méthode : on prend les distances ; elle se pose, s’affermit sur ses jarrets, le dos tourné à la porte entr’ouverte. Un deux, je passe l’armure. Bombez le torse, bras en l’air ; d’un coup de poing, je ceinturonne tout ce que je trouve.
» Une, deux. Bougeons plus.
» C’est le moment de prendre des ris, je m’arc-boute, je lace, je tire, je sangle. Elle devient mince ! mince ! mince !
» Pif-paf-pouf la poitrine s’engouffre. Au cran !
» Elle étrangle, je suis sans pitié : je bondis, derrière elle, je raidis mes muscles, mon genou sur le rein rebelle, je la repousse, je la harponne, cric, crac, je serre à bloc. Ça y est.
» Calypso, radieuse d’avoir enfin taille humaine, tombe, défaillante, où elle peut.
» Suis-je assez soubrette, quand je m’en mêle !
» Ses voisines de chambre se roulent dans le couloir, et Calypso ne se doute pas que, par la fente de la porte, elle a pu être l’héroïne de ce petit lever.
» L’autre jour, tout a failli se gâter, cette grande folle de Charlotte Verneuil me crie : pille, pille, sus donc, en voilà un qui se sauve… et de fait, avec ce sein en déroute, Calypso vous avait un air de reine des Amazones !
» Mlle Triparti a gagné ses grades dans le Dictionnaire Larousse, avec le visa de l’Université de Paris. C’est la doyenne des étudiantes étrangères, elle a vécu dix ans au quartier Latin. Ah ! le bon temps : vers les minuit, on s’en allait chez Pierre, chez Paul, tous garçons de vingt ans, chercher des allumettes, ou la vraie façon de mettre sur pied un vers latin.
» A la longue, résolue de justifier les prédictions de Canaris, qui la berça dans ses bras, Calypso alla trouver ses juges, offrant : pot de miel de l’Hymette, lauriers de Delphes, petits chênes Dodonéens ; voire même, pour le ministre, écailles authentiques du Parthénon !
» Quatre boules blanches la firent Docteur ! En remerciement, qu’offrir au président du jury ? Elle me consulta à l’effet de connaître ma pensée : Une branche de lys ?
» Certes, ma chère, M. Lavisse sera flatté. Du coup, vous le placez entre Aaron et saint Joseph, l’allusion est charmante…
» C’est un divertissement journalier. Jeudi je l’invitai à prendre le café chez moi ; il y avait là les Sèvriennes que tu connais : Marguerite et son amie Charlotte, Adrienne Chantilly, et trois « première année ».
» On parla du mariage de Charlotte, qui aura lieu huit jours après sa sortie de l’École.
» Calypso de s’étonner : Vous êtes donc fiancée, mademoiselle ?
» — Comment, je ne vous l’avais pas dit, fis-je, mais à l’École nous sommes toutes fiancées ; c’est même une condition, sine qua non, pour y entrer. Pas de fiancé, pas de poste. Mme Jules Ferron veut que Sèvres soit une maison de rosières, et qu’au sortir d’ici, chacune ait son époux.
» C’est merveilleux ! Quelle prévoyance ! Moi qui croyais qu’en France, les filles sans dot ne se mariaient pas.
» — Comment donc, reprend Adrienne qui corse la plaisanterie, mais tous les jours nous refusons des maris. Nous nous marions par devoir, pour régénérer la Patrie, par la parole et par l’action.
» — Bravo, mesdemoiselles, c’est très bien ; mais où donc sont vos bagues, dit-elle méfiante.
» — Ça ne se porte plus, c’est rococo. Il n’y a que Charlotte qui montre la sienne, et puis Hortense, ça lui rappelle Ugène.
» — Qui épousez-vous, ma tendresse ?
» — Oh ! moi, je n’ai pas d’ambition, j’épouse un épicier. J’aurai de la science pour toute la famille, je ne lui demande que de fournir le sucre et la chandelle.
» Calypso fit la moue, trouvant mon choix peu distingué.
» — Et vous, Mlle Verneuil ?
» — J’épouse un artiste.
» — Tant mieux, l’art dans la vie, Platon a dit…
» — Et moi, devinez, interrompt la belle Chantilly.
» — ?…
» — Un professeur, ma chère ; rassurez-vous mesdemoiselles, il n’est pas de la maison. Mlle Triel épouse un sonneur de cloches, parce que son âme angélique baigne dans les ondes musicales. Juliette sera la femme d’un ouverrier, Hélène d’un soldat, et celle-ci d’un astronome.
» — Bigre ! fit Calypso qui n’ignore pas les beautés de notre langue ; mais quand voyez-vous votre bon ami ?
» — Quand nous voulons ; il vient, on envoie à Mlle Lonjarrey une fiasquette de rhum, tout est dit.
» Le lendemain, Calypso m’a montré le carnet d’observations, qui doit lui servir à dresser son rapport au roi Georges, j’y ai lu ceci : Originale et profonde loi de cette École : la Directrice exige, par prudence pour l’avenir, et pour adoucir la vie laborieuse et sévère des Sèvriennes, qu’elles possèdent chacune un fiancé. A mes yeux, l’innocence de ces jeunes filles est une parure de plus.
» Comme je la voyais inquiète, elle me dit :
» — Croyez-vous, Berthe, qu’il puisse m’arriver ce qui est arrivé à la Sainte-Vierge ?
» — Quoi donc ?
» — Concevoir par l’opération du Saint-Esprit.
» — Dame, je ne sais pas, ça c’est vu une fois, encore n’est-on pas bien sûr…
» — Je vais vous confier un secret, me dit-elle d’une voix sourde, je crois que je suis enceinte !
» — Bah ! contez-moi ça.
» — Seulement, je ne sais pas comme ça s’est fait (Calypso pleurnichait). J’ai peur, je ne m’explique pas ces retards.
» — Et quoi, vous ne vîtes point la Colombe ?
» — Hé non ; mais l’autre soir, au bal de la colonie grecque, un jeune Français m’a pris la main, et me l’a baisée. J’ai lu dans vos romans, qu’il suffit d’embrasser une femme pour lui faire un enfant, alors je ne sais plus moi… mais je vous jure que je n’y suis pour rien.
» J’ai pris un air de docteur, hoché la tête, pincé mon nez, regrettant mon incapacité en cette occurrence, bref la laissant avec ses doutes… ou bien sa plaisanterie : cette Grecque pourrait bien être de Marseille.
» Si elle a voulu se payer ma tête, je lui réserve un petit tour de ma façon.
» Mais quelle bonne partie de rire ! c’est une roulade du haut en bas de cette école renfrognée. L’écho en est-il venu jusqu’à toi, mon vieux ?
» Un bécot où je mets tout mon cœur,
» Ta Pépette. »