Les Sèvriennes
CHAPITRE XIX
EN ATTENDANT M. LEGOUFF
Enfin il allait venir !
Un frémissement éparpilla dans la classe toute la « troisième année » qui s’était abattue autour d’une lettre, celle de leur vénéré maître.
Dans une heure il serait là, voulant s’entretenir avec les Sèvriennes, avant la séance de l’Académie française.
Tout de suite, ce fut dans la salle un joli manège d’oiseaux lissant leurs plumes, s’effilant le bec.
Adrienne bombe sa poitrine, Marguerite arrange ses cheveux blonds, Jeanne Viole cherche l’attitude ingénue d’un Grasset, tandis que Berthe, torchon en main, débarbouille les tableaux où s’étalent les fantaisies de la semaine. Le cacique laisse faire, plaquant, très grave, un nuage de poudre sur ses joues enflammées :
— Suis-je bien, mon chat ?
— En beauté, ma chère, répond Didi, qui s’installe près de son repoussoir.
Toutes de rire, et d’attendre frétillantes, gaies surtout, la venue de « l’Immortel ».
C’est une date, dans leur vie d’École, que ce jeudi, où M. Legouff, doyen de l’Académie, grand homme qui lança Sèvres, resserra par quelques paroles aimables, les liens qui l’attachent aux Littéraires de troisième année.
Qui assistera à sa conférence ?
« La Veuve » l’accompagnera-t-elle ?
Que non ! Les Sèvriennes savent bien la mésintelligence qui les sépare, Mme Jules Ferron ne se dérange jamais pour M. Legouff. Mais Mlle Ladièze et cette bonne Lonjarrey, on les attend.
Quand Mlle Ladièze, actrice honoraire, professeur de diction, entra, ce fut autour d’elle l’envol d’un essaim curieux, qui voulait savoir et ceci et cela.
La grosse demoiselle, essoufflée, d’un geste las, comme chez Molière, écarta ce harcèlement.
Mlle Ladièze est une amie de M. Legouff. C’est à lui qu’elle doit ce couronnement d’une carrière artistique restée virginale : l’entrée de Sèvres. Malgré ce haut patronage, elle est tenue en suspicion, et Mlle Lonjarrey, qui a de l’esprit, s’en va répétant :
Les Sèvriennes goûtent la bonhomie de Mlle Ladièze, dont le visage bouffi, couperosé, garde l’affreuse mâchure de l’onguent et du fard.
Qui retrouverait, dans cette ruine pontifiant à la chaire, la plus charmante créatrice des œuvres de Dumas fils, celle qui, en un temps, effaça les regrets que laissait Rose Chéri ?
Ce prestige est bien oublié, quatre lignes dans Vapereau, voilà tout ce qui reste du passé de l’actrice, de ce « chaste talent » qui s’est embourgeoisé jusqu’à vouloir enseigner, dans les Écoles, l’art de la diction.
A Sèvres, la partie est dangereuse pour elle, on ne respecte guère les procédés artificiels du Conservatoire. Déjà très instruites, et de goût délicat, les Littéraires ne transigent pas, elles font la moue quand Mlle Ladièze déclame l’Espoir en Dieu, ou les plaintes d’Andromaque, se rappelant les lectures naturelles, harmonieusement nuancées de d’Aveline, le verbe énergique de M. d’Artois.
Tout au plus, s’accorde-t-on à reconnaître Mlle Ladièze excellente dans La Fontaine et Molière, pas plus. On se répète ses axiomes préliminaires, que Berthe Passy illustre au tableau noir :
« Asseyez droit vos hypocondres !
« Faites oublier votre corps.
« La tête relevée, joignez modestement vos mains à la chute du ventre. »
Chaque matin, devant sa glace, Victoire Nollet se met en position ; elle est devenue la plus godiche des Sainte-Nitouche.
Adrienne Chantilly, vexée de n’être pas le type recommandé par Mlle Ladièze, voudrait émonder Victoire de ses bras superflus, et l’offrir comme le patron nouveau de la femme bien disante.
— Qu’on s’entende une bonne fois, sur cette question des rondes-bosses ; faut-il étaler ou proscrire son sexe ? dit-elle.
Mlle Lonjarrey s’étant oubliée, ce jour-là, dans les délices d’un flacon de rhum, les Sèvriennes purent causer à leur aise.
Elles surent tout de suite, que M. Legouff viendrait à deux heures, qu’il leur ferait une conférence sur Béranger, et que pour diminuer un peu sa tâche, elle, professeur de diction, lirait les stances sur Waterloo et les Souvenirs du peuple.
— Eh quoi, fit soudain l’excellente demoiselle dont les yeux tombèrent en arrêt sur le Heredia que feuilletait Marguerite, c’est à Sèvres que je trouve ce livre immonde. Oh ! mademoiselle, vous ne l’avez pas lu au moins ?
Toutes de protester.
— Mais si mademoiselle, c’est une de nos admirations : M. d’Aveline nous a lu « les yeux de Cléopâtre », nous avons lu le reste. Il y a un éclat, un modelé, une plastique dans ces sonnets, déclara Adrienne enthousiasmée.
— Oh ! oh ! oh ! mademoiselle, fit Mlle Ladièze en reprenant le jeu d’Arsinoé, je vous en supplie, n’avouez pas que vous lisez ce livre. Moi, à mon âge, et j’ai cinquante ans sonnés, je me refuse à voir plus loin que les premières pages. C’est de la littérature putride, cette lutte des Centaures ; un étalon en rut qui court sur sa cavale…
— C’est tout à fait ça, même qu’il y en a bien d’autres dans l’Aveugle de Chénier, n’est-ce pas Marguerite ?
— Mlle Passy, je n’ai jamais rien lu de pareil.
— Alors, mademoiselle, c’est que votre livre est expurgé, pas le nôtre.
— Enfin, mademoiselle, je ne veux pas me heurter à cette admiration… étrange, je réserve mon opinion.
— J’te crois, fit Berthe en pinçant le bras de Jeanne Viole, alanguie dans une pose artistique.
— Mlle Viole, si M. Legouff vous prie de lui lire une fable, qu’avez-vous préparé ?
— Les deux pigeons, mademoiselle.
— Vous auriez pu mieux choisir, répond sèchement le professeur, que l’air railleur de ses élèves agace un peu.
— Comment, vous n’aimez pas cette fable, mademoiselle, moi je lui trouve une grâce touchante ; elle a été écrite au milieu de nous ; si vous voyiez les pigeons de l’école, quand ils se retrouvent, posant sur le bord du toit leurs pattes purpurines, je suis sûre vous adoreriez l’élégie de La Fontaine.
— Peut-être, Mlle Triel, mais…
— Moi je suis de l’avis de Marguerite, interrompit Adrienne, cette fable a dans son allure languissante quelque chose du vol capricieux, lentement rythmé des colombes ; tenez, même la monotonie voulue des syllabes, pour l’oreille, a quelque chose de leur roucoulement langoureux.
— Votre remarque est peut-être juste, mais voyez-vous, mesdemoiselles, ce qui me gâte cette fable, c’est un vers gênant à dire.
— Et lequel ? demandèrent les grands yeux candides de Marguerite Triel.
— Oh ! vous le savez bien, vous n’êtes plus des petites filles. Non vraiment ?
Tenez, mademoiselle, quand Rachel, dans Adrienne Lecouvreur, disait cette fable, soulignant le dernier mot de la voix et de l’œil, toutes les honnêtes femmes se cachaient derrière leur éventail !
— Oh chic alors, le coup de la feuille de vigne !
Je n’avais pas compris ce vers, mais je comprends pourquoi, aux Français, les honnêtes femmes deviennent tout rouges quand Reichemberg dit :
Que de finesses nous échappent dans ces classiques !
Le rire de Berthe gagne toute la classe que ce cours imprévu émoustille.
— Je vous disais, mesdemoiselles, d’éviter cette fable qui nécessite des explications délicates : qu’est-ce que ces deux pigeons ? deux amants, deux frères, quelque chose d’équivoque peut-être… La Fontaine imitateur, vous le savez, de Plaute et de Térence (stupeur des Sèvriennes) a-t-il voulu rappeler certaines mœurs grecques… N’insistons pas !
Ah, voilà deux heures ; la voiture de M. Legouff n’est pas loin.
Comme Adrienne l’interrogeait sur les tragédiennes contemporaines, Mlle Ladièze, que l’Université n’a pas guérie du mal des cabotins, de s’écrier :
— L’art dramatique ! coulé par Sarah ! puisque, même aux Français, les tragédiennes vont chercher leurs cris jusque dans leurs tripes !