Les Sèvriennes
CHAPITRE XX
M. LEGOUFF A SÈVRES
L’entrée discrète de M. Legouff, coupa court au développement qui allait suivre. Mlle Ladièze, oubliant les rancunes du « chaste talent », s’avança vers le maître, tandis que les Sèvriennes, debout devant leurs tables, saluaient.
Gracieux, il répondit. Mainte lèvre se dérida, et d’une bouche à l’autre, comme au jeu d’une aiguille, un sourire passa, enfilant pour lui, les grains vermeils de ces bouches closes.
Depuis trois mois, les Sèvriennes attendaient impatiemment cette visite. Que leur dirait-il ? Quelles seraient ses favorites ? Aurait-il, pour elles, la bienveillance qui le fait adorer des anciennes ? Obtenir un éloge, quelle joie ! quel espoir pour l’avenir ! Il n’oubliait jamais, on le savait, une Sèvrienne qu’il avait remarquée. Sa haute situation, son crédit au Ministère, sa popularité en province, donnaient à l’appui de M. Legouff un prix inestimable.
Toutes, elles voulurent plaire, comprenant d’instinct, que ce qui le charmerait, ce n’était pas la science débordante des futures agrégées, mais le naturel, la grâce de petites filles, attentives à lui fournir un aimable succès de causeur et de lecteur.
La plus âgée, à ce moment-là, n’eut pas quinze ans.
— Bon-iou, bon-iou Mesmoyelles, en-yanté fai-e vot’connaissance.
D’un geste, M. Legouff les prie de s’asseoir, offre la droite à Mlle Ladièze qui rayonne, puis éparpille sur le tapis vert, les feuillets de sa conférence.
Comme il est vieux ! Il a bientôt nonante ans ! mais qui le croirait, à le voir si droit, si vif, si remuant. Il est debout, il est assis, il marche, il est partout ; sa parole est en mouvement, soutenue par de petits gestes, par un regard qui court éveiller tous les yeux.
Les os font un petit bruit sec, sous la peau parcheminée, et sur le visage, que les rides mordent et griffent, poussent quelques poils tardifs.
Si la vie n’entr’ouvrait ces lèvres fines, et sous la paupière pesante, ne faisait trembler l’œil, comme au bout d’un fil tremble une goutte d’eau, on croirait voir en lui un de ces Dieux rustiques, que les artisans de Pompéi taillaient au cœur d’un buis, pour les placer ensuite aux portes des jardins, confiant à la garde de leur sourire, la sagesse et le bonheur des champs.
D’un mot aimable, dit à chacune, M. Legouff a conquis ses nouvelles élèves. Déjà il les connaît, ces Messieurs lui ont parlé de cette « troisième année si brillante » ; il sait la vie laborieuse de Victoire ; la fraîcheur, la délicatesse d’esprit de Marguerite ; l’élégante érudition de Jeanne Viole ; la fougue de Berthe ; le charme d’Adrienne.
Leurs yeux dans les siens, les Sèvriennes rougissent de plaisir, conquises par cette courtoisie, qui leur témoigne qu’elles sont autre chose que des élèves : des femmes.
M. Legouff a défait le légendaire pardessus vert-bouteille, si bien cambré à la taille ; il pose son gibus aux larges ailes, y glisse gants et mouchoir, s’assied ; d’un geste coutumier, mordille son pouce, et sans préambule, se sentant très écouté, annonce le sujet de sa conférence : Béranger, poète lyrique et national.
Où sont-elles donc ?
Dans un salon d’antan, où des dames en papillotes, en robes à falbalas, chuchotent en regardant venir le chansonnier, qui puise à petits coups dans sa tabatière, et s’apprête à leur chanter le couplet de Lisette, ou la Sainte-Alliance des peuples !
La jolie, l’inoubliable chose, que d’entendre ce vieillard parler, avec une ferveur juvénile, du grand poète Béranger.
Un coup de baguette attife ce démodé ; ce n’est plus le Bonhomme, promenant sa robe de chambre sous l’Arbre de la Liberté, sorte de Chrysale moins bourru que l’autre, taquinant une muse à bavolet, d’humeur gaillarde et franche, tout aussi bien que Martine…
Mais un poète, un vrai et sincère poète, dont l’inspiration généreuse enthousiasme encore l’ami de ses vingt ans. Quel merci Béranger lui dira plus tard, à celui qui rendit, par sa seule émotion, une grâce passagère aux fantômes de ses chansons.
Tout de suite, le vénérable M. Legouff expose les trois points du plan qu’il va suivre.
— Oui, mesdemoiselles, Béranger, en dépit des conceptions modernes du lyrisme, telles que M. Brunetière les étudie à la Sorbonne, Béranger a le droit de figurer dans le grand mouvement poétique du XIXe siècle, car nulle âme n’a été plus patriotique, plus humaine, plus indépendante.
Attentives à ne perdre aucune syllabe, tombant de cette bouche, lente à articuler une pensée rapide, les Sèvriennes notent, in petto, la méthode favorite du maître, sachant qu’au premier jour, il leur demandera un plan sur le lyrisme d’Esther et d’Athalie, le parallèle entre Racine et Corneille, entre le XVIIe et le XVIIIe siècle.
— Sous la Restauration, commence-t-il de sa voix chevrotante, avec ce regard tout particulier de l’homme qui a vu et se souvient ; l’amour de la patrie se produisit sous deux formes très différentes. Il était fait à la fois d’orgueil et de honte !… Il faut, voyez-vous, mesdemoiselles, avoir vécu dans ce temps-là, il faut avoir assisté à l’entrée des alliés à Paris, avoir vu leurs soldats se promener dans nos rues, pour se rendre compte de ce qu’éveillait en nos cœurs, le nom de Wa-ter-loo !
Or, ce sourd et sinistre grondement du canon de Waterloo, n’eut jamais un plus douloureux écho, que dans ces stances : Mlle Ladièze va nous les lire.
Mlle Ladièze se lève, s’affermit sur ses vastes hypocondres, efface, vainement, tout son corps, tandis que Victoire modestement exulte, ayant pris déjà l’attitude du port d’armes.
D’une voix sombre, martelée, avec des « hou-hou » lointains, l’œil fixe sous la paupière vague, la bouche douloureuse, Mlle Ladièze commença :
— Assez, assez, merci, mademoiselle, et M. Legouff admire à présent le génie épique et familier, qui inspira au poète son œuvre la plus personnelle, ces Souvenirs du peuple, où des paysans écoutent la vieille grand’mère.
C’est lui alors qui récite la chanson, lui donne un mouvement naïf, alerte, n’ayant même pas besoin d’imiter le tremblement de la vieille.
Un souffle passa, mouillant ces yeux qui fleurissaient sous le regard du lecteur, et certes plus d’une répéta dans la suite :
— D’autres poètes, dit-il, ont chanté le peuple, mais ils n’en étaient pas. Béranger en était. C’est du peuple qu’il sortait, il n’a jamais cessé d’être en relations intimes avec lui. Je l’ai vu, plus d’une fois, dans sa très modeste salle à manger, avec sa houppelande de petit bourgeois du Marais, à côté de son poêle de fonte, déjeunant en compagnie de quelques artisans en veste de travail, ou d’une ouvrière au bonnet rond.
Quelle vérité d’accent, quelle intensité d’expression, quand il parle des humbles. Je n’en veux pour preuve que Jacques !
Sur ces derniers mots, Mlle Ladièze fait sa rentrée, mais lui coupant le souffle, tout au plaisir d’émouvoir encore une fois ses élèves, M. Legouff fredonne presque, avec de petits hochements las, de petits gestes vieillots, la voix tremblotante :
C’est un prodige du lecteur, du « premier lecteur de France », car voici l’âme du poète qui passe faisant pleurer les enfants et le maître.
Durant toute l’heure, M. Legouff fit présent de ses souvenirs, détaillant pour les Sèvriennes, quelques-unes de ces pages historiques où son nom, dans le passé, frôle tant de noms illustres.
Et puis ce fut fini.
Déjà près de la porte, retrouvant un geste gracieux pour saluer ces jeunes filles, M. Legouff leur dit :
— A propos, faites-moi donc le plan d’une comparaison entre le XVIIe et le XVIIIe siècle.
Au-voi, au-voi, mes ché-es enfants.
Attendries, les Sèvriennes suivirent la silhouette falote, s’enfonçant dans l’ombre de la voiture. L’immense besoin de tendresse, que la vie de l’École refoule, s’attachait délicieusement à M. Legouff, et Berthe, se retournant vers Mlle Ladièze, fut l’écho de tous les cœurs.
— Je voudrais l’embrasser, mademoiselle, car IL sera notre père grand.