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Les Sèvriennes

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CHAPITRE VI

UN COURS DE GÉOGRAPHIE

Il est neuf heures, la cloche sonne les cours. De la bibliothèque, des études, des chambres, les Sèvriennes sortent en désordre, c’est un branle-bas dans toute la maison.

Les Scientifiques, en grands tabliers bleus, se hâtent d’aller retrouver Jean, le préparateur, qui surveille les cornues ou dispose grenouilles, cœurs de moutons, étoiles de mer, pour l’exercice de dissection.

D’une allure plus tranquille, plus élégante, les Littéraires, serviette sous le bras, s’en vont par groupes dans leurs salles de cours. Elles bavardent, sans se presser, sachant par habitude, que ces Messieurs s’attardent volontiers dans le cabinet de Mme Jules Ferron, qu’ils veulent tout d’abord saluer.

Quelques élèves, toujours les mêmes, épient sur le palier les craquements de l’escalier d’honneur. Par hasard, elles se trouvent tous les matins sur le passage de ces Messieurs, heureuses d’un salut, fières d’une parole, triomphantes si l’un d’eux va jusqu’à leur tendre la main.

Entre soi, cette petite comédie s’appelle « monter le quart ».

Désir et hardiesse ne vont pas plus loin : paraître l’élève favorite d’un professeur, est le rêve instinctif de toute Sèvrienne. Le jeu semble ne point déplaire à ceux qui redoutent, au milieu de tant de jeunesse, d’être les « vieux barbons ».

Si libéral que soit l’internat à Sèvres, il n’empêche point, que six jours sur sept, les professeurs sont les seuls hommes qui fréquentent l’École. Ils ont le prestige des Dieux, et il n’est pas jusqu’à Jean, garçon de chimie, et M. le dépensier, major de la valetaille, qui ne produisent sur les élèves une impression flatteuse.

M. Criquet, gloire de la nouvelle Sorbonne, est de tous les professeurs celui qui a le mieux capté l’esprit des Sèvriennes.

Elles lui savent gré d’être intellectuel et vigoureux, à côté du vieux Taillis dont l’âge n’a plus de sexe, de M. Lepeintre, l’éminent historien, qui s’illusionne, de d’Aveline qui se ménage, et de l’excellent Pâtre, qui s’offre toujours et ne se donne jamais.

La première année est en émoi. Le cours d’aujourd’hui inaugure la série des leçons faites par les élèves, en présence de Mme Jules Ferron, de Mlle Vormèse et du professeur. Angèle Bléraud doit faire un exposé sur le Pôle, et ses compagnes, si M. Criquet le juge à propos, feront la critique de cette conférence.

Elles attendent depuis dix minutes déjà, sous l’œil sévère de Mlle Lonjarrey, quand un accès de toux, rythmant des pas sonores, annonce l’arrivée de Mme Jules Ferron.

On se lève, les chaises crient, la directrice s’installe ; vite Amélie, la femme de chambre, glisse sous ses pieds une chaufferette. Victoire Nollet bat des paupières pour faire reluire ses yeux, Marguerite fait bouffer sa blouse, Berthe Passy s’affermit sur sa chaise, Angèle Bléraud tremble, mais Adrienne, très calme, toujours en beauté, tend l’arc joli de ses lèvres.

D’un bond, le jeune et illustre maître est à la chaire, d’un saut il est en bas, disposant galamment les cartes, la gaule et le tableau noir.

— La parole est à Mlle Bléraud !

Une grande fille maigre, étiolée, se lève, et avec une gêne visible marche vers la chaire ; on la sent prête à pleurer. Elle a des yeux bizarres, où le regard luit comme un reflet de lune dans l’ombre froide d’un puits.

C’est une poétesse qui chante, en prose décadente, la cruelle Marguerite, la méchante Jeanne. Amoureuse de ses deux compagnes, — ô souvenir de Sapho ! — Angèle n’a, pour les séduire, ni force, ni grâce, ni figues mielleuses, ni flûte mariant l’heure qui passe à l’heure qui s’enfuit.

Marguerite lui a fermé sa porte, et Jeanne, moqueuse, donne aux autres le baiser qu’elle lui refuse. Elle n’a aucune sympathie dans sa promotion.

Assise dans cette chaire de maître d’école, faisant face à ses compagnes, à Mme Jules Ferron, Angèle Bléraud s’affole, le cerne étrange de ses yeux s’enfonce, comme deux stigmates, dans sa chair d’une pâleur morbide.

Toute la salle tourbillonne autour de la chaire, elle voit des visages inconnus qui la menacent. C’est une torture inouïe, ces yeux fixant cette bouche muette, qui se refuse absolument à parler.

Elle parle, elle a l’angoisse de ne pas reconnaître sa voix, d’entendre un autre « moi » gourmander le sien, se substituer à lui, et faire cette leçon, sans qu’elle ait, un instant, conscience de ce qui se passe au pied de la chaire.

Le trac est chose commune, au début de ces conférences, qui se renouvellent à chaque cours. On s’en guérit à la longue, mais les timides et les nerveuses, comme Angèle Bléraud, jusqu’à leur sortie de l’école, subissent, sans pouvoir la dominer, la bête aux abois.

....... .......... ...

— Mesdemoiselles, commence Angèle Bléraud avec effort, le sujet de cette leçon est celui-ci : Étude des caractères de la région polaire.

« J’ai lu tout ce qui a rapport à la question. Bien des hypothèses sont émises qui me paraissent toutes acceptables, étant séduisantes ou ingénieuses. Je n’ai pas qualité pour discuter leur valeur.

» Je crois qu’en cette matière, il faut tout attendre, non de la théorie, mais de l’empirisme. Or le pôle, pour nous c’est l’Inconnu.

» De même qu’avant le XVe siècle, les esprits chercheurs étaient fascinés par une Atlantide, de même aujourd’hui, dans une étude aussi problématique, faut-il faire place aux visions des poètes, aux récits des voyageurs… »

Cet exorde visiblement ironique, puisqu’il annonce une leçon tout à fait en dehors de la Méthode Criquet, provoque un petit rire étouffé dans l’auditoire. L’oreille au guet, le sourcil froncé, le professeur griffonne quelques notes sur son carnet.

Par phrases saccadées, brèves, avec des mots rares, Angèle continue sa leçon, la face tremblante, crucifiée sur le tableau noir.

Elle évoque les visions blêmes, les grisailles du pôle, les apparitions étranges, démesurément grandies, l’angoisse des longs jours crépusculaires, l’éclatant réveil de la lumière qui flamboie sur les glaces, ouvre dans le ciel épuisé une large plaie, par où le soleil laisse couler son sang.

Elle-même semble un fantôme revenu de là-bas, racontant une croisière de rêve, frissonnant à l’approche d’une banquise, qui glisse avec un bruit sourd, des froissements, des craquements formidables.

Récit monotone, scandé comme une mélopée, dont les visions lointaines fuient et s’effacent sur la trame grise d’une leçon, toute poétique et sans rapport direct avec la géographie.

Les Sèvriennes n’écrivent plus, M. Criquet, furieux, mordille sa moustache, le beau front de la directrice se durcit ; Mlle Vormèse arrête ses yeux émus sur la détresse de son enfant.

Un grand silence marque la fin de la leçon. Le professeur se lève, saute en chaire ; avec une colère contenue, il exécute Angèle Bléraud.

« Mesdemoiselles,

» La leçon qu’on vient de faire ici, pour la première fois, me prouve qu’il est nécessaire de redire encore ce que doit être pour vous, pour vos élèves futures, la véritable géographie, science de la terre.

» Non, non, ce n’est pas se battre contre des moulins à vent, que d’attaquer cette désastreuse Méthode, qui substitue une vaine description à l’étude rationnelle, à l’anatomie de la terre, si j’ose m’exprimer ainsi.

» Laissons la poésie aux poètes, l’éloquence aux professeurs de rhétorique, soyons de bons géographes !

» Il y a une beauté géographique, mais cette beauté est purement géométrique, car nous procédons ici par axiomes et par démonstrations.

» Je m’explique :

» Il n’y a de science que du général, a dit Aristote, or…

....... .......... ...

Et la leçon du maître continue, claire, passionnée, entraînante. Les Sèvriennes, suspendues à ses lèvres, boivent les paroles qui révolutionnent leurs habitudes d’esprit, ouvrant une voie nouvelle à la pensée. La géographie, enseignée par M. Criquet, n’est plus une affaire de mémoire. Aux faits, se mêle la recherche des causes géologiques, astronomiques, qui dominent les phénomènes terrestres.

La géographie est une résultante des autres études, particulièrement de la philosophie et des sciences naturelles.

Un peu irritée de la brusquerie du cher professeur, Berthe Passy maugrée à Marguerite, enthousiasmée par cette exposition si rationnelle :

— Qu’il aille donc enseigner sa méthode aux scientifiques, si pour le comprendre, il faut être astronome, physicien, naturaliste, géologue, marin, et avoir perpétuellement une alidade en poche !

Sa réflexion se perd dans le tumulte de la sortie ; la cloche sonne, Mme Jules Ferron radieuse se lève, félicitant le jeune maître de la puissance philosophique de son enseignement ; les Sèvriennes, sans un mot pour leur compagne, filent en salle d’étude. Mlle Vormèse sourit à Angèle : ce sera mieux une autre fois, tandis que Berthe, prise de pitié, devant cet abandon, déjà féroce, entraîne Angèle Bléraud dans le parc, la console, et subitement amusée, oublie les larmes de la malheureuse, pour faire une de ses gambades familières.

— Regarde donc la belle Chantilly et Jeanne Viole là-bas, elles courent après d’Aveline, ma chère : les Saintes Femmes poursuivant Jésus !

D’Aveline, un peu gêné, ne se retourna pas, et, pour cette fois, sous le feutre campé cavalièrement en arrière, on ne vit pas frémir le dernier des Mohicans !

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