Les Sèvriennes
CHAPITRE XV
LICENCE ET AGRÉGATION
C’est le dernier jour des examens de licence et d’agrégation. Dès 6 heures, les grands breaks sont revenus stopper aux portes de l’École, emmenant, au trot des chevaux, qu’excitent les grelots, quarante Sèvriennes à la Sorbonne.
Les voitures stationnent à l’ombre, rue de Tournon, devant le restaurant Foyot, prêtes à ramener les brebis au bercail.
Messieurs les Sénateurs, curieusement s’informent :
Quelles sont donc ces jeunes filles ?
D’où viennent ces breaks ?
Pourquoi ces livres, ces serviettes bourrées ?…
Sur la réponse dédaigneuse des garçons, que le mince pourboire de ces demoiselles mécontente, les vieux Messieurs hochent la tête, et, d’un air entendu, dégustant un filet mignon :
« Si jeunesse savait !… avoir vingt ans, et sacrifier à l’a-gré-ga-tion ! »
Les Sèvriennes n’ont que faire de ces doléances. Elles vont, viennent, passent devant les vieux Messieurs, à peine gênées d’être le point de mire de tout le restaurant.
— Ah ! les petites sottes, elles vont nous faire manquer notre dernier déjeuner ! Berthe, regardez-donc sur la porte si les agrégées arrivent. Allons mes p’tits, ne pleurons plus, l’affaire est dans le sac. A table, mesdemoiselles ! Hem ! garçon, n’oubliez pas mon petit flacon.
Le garçon cligne de l’œil, à ce rappel du pousse café, que Mlle Lonjarrey réquisitionne, comme une pitance privilégiée.
Berthe, ravie, file au Luxembourg émietter son pain aux friquets qui s’ébrouent.
D’autres groupes de Sèvriennes entrent chez Foyot, silencieuses ou mornes, bavardes ou fiévreuses, suivant que l’impression dernière du concours fouette leurs espérances, ou les écrase.
Pas une qui ait cet air faraud que donne la certitude du succès. Toutes sont inquiètes, et s’irritent de rencontrer sur leur chemin tant de mines indifférentes à leur tourment.
Leur âme est si pleine de cette attente, qu’en une minute elle épouse leur vie entière. Qu’importe demain, si aujourd’hui doit leur être funeste.
Dans la rue, une Scientifique essuie ses larmes. Comment serait-elle reçue avec un zéro en trigonométrie ? N’a-t-elle pas oublié la formule exacte qui donne la parallaxe des étoiles ?
— Et moi, tu sais bien que j’ai raté ma théorie du Rayonnement. Louise ! mais elle sera reçue, elle m’a avoué trois solutions différentes pour le problème, elle enfoncera ses examinateurs.
Plus loin, quelques Littéraires naïves avouent que le sujet était trop facile : Justice et charité. D’autres, plus fines, décrient leurs copies, imputant à leurs nerfs un échec probable.
Le long de la rue Racine, c’est un verbiage savant qui fait retourner les petits trottins.
Jeanne Viole, hardiment, rompt avec les vieux stratagèmes. Elle pérore au milieu des licenciées ; avoue, sans qu’on l’en prie, que Bréau, le grand philologue, a lu sa composition de grammaire : Rôle de l’analogie dans la formation historique de notre langue, et qu’il l’a trouvée remarquable.
Angèle Bléraud renchérit, invente des détails, affirme que les examinateurs sont très mécontents de cette épreuve.
Quelle avance de points pour Jeanne Viole : elle enjambera toutes ses compagnes.
Victoire tombe dans le piège, elle blêmit, sa figure de monstre se crispe dans une affreuse et ridicule grimace. La joie de l’autre la crucifie ! Elle ne sera pas première ! cette place tant convoitée, cette place, dont l’espoir fut l’aiguillon intolérable de toute sa vie à Sèvres, lui serait volée !
Une Jeanne Viole, une ramasseuse de l’esprit de tout le monde, si pauvre d’idées sous tant de falbalas et de verroteries, incapable de tirer une goutte d’eau pure de ce puits profond, où, elle Victoire sent bouillonner la source vive de ses pensées.
Une Jeanne Viole prendrait la première place ! Quelle injustice…, et Victoire éperdue se sauve pour dérober ses premières larmes.
Ravie de ce facile succès, Jeanne Viole s’approche de Marguerite Triel, qui relit attentivement sa version, et sourit distraitement aux racontars de sa compagne ; elle se précipite alors vers Adrienne Chantilly dégrafée, renversée dans un fauteuil, tandis que la bonne Lonjarrey, pour ranimer la belle évanouie, du plat de ses mains sèches, fouette les pauvres mains pâles qui s’abandonnent.
Il est grand temps que l’examen finisse. Quel abattement après ces quatre jours de lutte et le surmenage des derniers mois, où les Sèvriennes en cachette, se levaient à l’aube, et travaillaient encore, que tout dans l’École dormait.
Elles ne vivent plus que pour cet examen, qui les prend jusqu’au plus intime d’elles-mêmes. Qu’est-ce que la santé, la joie de vivre, la paix du cœur, auprès de l’inquiétude affreuse qui les domine ?
Un échec à la licence leur ferme la porte de l’École ; c’est leur titre même de professeur qui est en jeu. D’un échec à l’agrégation dépend leur poste, leur avenir surtout.
Cette année, le jury choisira dans ce concours, quinze licenciées (elles sont là plus de cent aspirantes) et six agrégées, pour toute la France !
Quelle folie de tabler sur ce qu’elles savent, quand on est à la merci d’une migraine, de ses nerfs, d’un oubli. Comment le jury peut-il juger de leur valeur, sur ces épreuves superficielles, sur ces compositions en loge, de l’écrit et de l’oral, avec si peu de ressources, de documents autorisés ?
Pendant les quatre heures que dure chaque épreuve, elles restent angoissées dans ces salles nues, piochant leur sujet dans la fièvre des idées, dans le tumulte des opinions contradictoires, qui se pressent, montent, éclosent, comme des bulles d’air à la surface d’une eau agitée.
Avec quelle peine, quel arrachement de tout leur être, elles s’efforcent de montrer au jury le fruit d’une longue préparation ! Elles se donnent avec rage, sans réserve, inconscientes courtisanes de l’esprit, qui se plient au goût, aux caprices du maître.
Libre à elles, plus tard, de rejeter cette soumission forcée, mais qu’aujourd’hui le jury les trouve dociles, leur succès en dépend.
Qui oserait les accuser d’être lâches !
Leur gagne-pain est à la merci de ces hommes.
Que de misères morales cachent ces titres brillants de licenciée, d’agrégée…
Le concours est fini, dans huit jours Sèvres en connaîtra les résultats.
— D’ici là qu’on n’en parle plus, mes p’tits ! Jeanne Viole proteste, mais l’entrée des agrégées coupe court à toute discussion.
— Enfin ! vous voilà, mesdemoiselles, que faisiez-vous ? s’exclame la bonne Lonjarrey, bouche pleine, redressée dans un mouvement de poule en colère.
— Nous n’étions pas perdues, mademoiselle ; M. Legouff nous retenait à la Sorbonne, pour nous parler de notre examen, fit Isabelle Marlotte, un peu agacée.
— Et que m’importe, mademoiselle, je vous attendais, moi.
Des rires étouffés, des haussements d’épaule accueillent cette riposte, Isabelle tourne le dos à l’altière Lonjarrey et vient s’asseoir entre Berthe et Marguerite.
— Épatante la bonne femme ! Hein ! fait Berthe, en attaquant vigoureusement son beefsteak.
Les tables se remplissent, le déjeuner s’enlève en quelques coups de fourchette. Les plats circulent, on verse à boire, les soupirs cessent, le rire éclate, grossi par le tumulte des assiettes et des voix, le bien-être rassérène les esprits, au dessert l’espoir est revenu.
Avec une animation charmante Isabelle raconte la causerie de M. Legouff.
— Il nous attendait sur le trottoir, toujours en galoches, avec sa redingote vert-bouteille, et son grand panama. Il nous a reconnues, nous appelant par notre nom, s’informant de nos copies.
« Le pessimisme dans la poésie. » Quel beau sujet ! et le voilà qui nous parle d’Alfred de Vigny, nous racontant de petits traits saisissants de sa vie, et ça, et ça, encore ça. Une telle mémoire, voyez-vous, est une vitrine précieuse, tout y est catalogué suivant le temps ou la rareté. En une demi-heure, il nous a fait sa « copie », avec des mots jolis, jolis, pétillants, un peu enfantins d’être estropiés par sa bouche vieillotte.
Autour de lui, nous avions toutes un air d’adoration. Les gens s’arrêtaient pour regarder notre joie. Ah ! l’excellent homme ! Sa poignée de main m’a rendu courage. Vous verrez, l’année prochaine, l’accueil qu’il vous réserve dans la grande maison de famille rue Saint-Fernand, ou dans le petit logis de Seine-Plage. Ce sont des souvenirs qu’on n’oublie pas.
Dans la voiture qui roule à travers Paris, Isabelle raconte encore les mille choses qu’éveille le seul nom du « grand homme », ses leçons à Sèvres, ses entretiens chez lui, l’hiver près de la petite lampe, dans la pénombre d’une vieille chambre Louis-Philippe.
L’art de ses causeries, son habileté à guider, à exciter l’effort.
Au seuil de l’École, les Sèvriennes parlaient encore de lui : réchauffées par l’adieu si paternel de leur vieux maître, elles oublièrent le baiser, pourtant si fier, que Mme Jules Ferron leur avait donné.