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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XX

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

15 mai.

Je travaille fiévreusement ; les jours passent sans durée, je suis avide d’aller sans cesse plus avant, je dévore la bibliothèque. J’abandonne à d’Aveline le soin de me rapprendre mes classiques, je les ai tant, tant rabâchés depuis mon brevet supérieur, que je finis par les considérer, comme M. de Goncourt considérait l’antiquité : « ce pain des professeurs ».

Tous mes jeudis, en revenant de notre promenade dans les bois, je lis les œuvres de nos poètes contemporains, en remontant à Musset, puis à Sully-Prud’homme, à Leconte de Lisle que j’ignore.

Comme ceux-là sont près de mon âme, près de mes yeux. Il n’y a pas à dire, même dans les œuvres du divin Racine, il y a une phraséologie de bonne compagnie, une majesté dans l’allure des tirades, comme dans le mouvement des personnages, qui glacent l’émotion très profonde du drame.

Il faut la simplicité, la mesure, l’émotion contenue, mais qu’on sent si profonde, de Mlle Bartet pour ressusciter, au bout de deux cents ans, l’Iphigénie rêvée par Racine.

Sa voix, la noblesse de sa résignation, la réserve de son ingénuité, l’autre jour m’ont bouleversée. C’est la première fois que j’ai senti, au théâtre, une âme souffrir sincèrement : et c’est la divine Bartet qui fait ce miracle de ranimer la momie qu’était devenue, pour nous, l’œuvre de Racine.

Je lui ai écrit, le soir même, mon admiration, ma reconnaissance aussi. Était-ce bien correct ?

Faut-il toujours vivre guindée par cette correction qui vous prive si souvent du plaisir d’avouer sans détour ce qui plaît, ce qui émeut ?

20 mai.

Bartet m’a répondu un mot charmant ; je le fixe, comme une fleur, à cette page de mon journal.

1er juin.

Est-ce gentil, Bartet m’envoie une baignoire pour la matinée de dimanche aux Français, on joue : On ne badine pas avec l’amour. Je préviens Charlotte et son fiancé.

4 juin soir.

Elle a été exquise, l’austère Camille, l’égarée, celle qu’une expérience prématurée déflore, cruelle et candide, se jouant sans scrupule de l’âme de Rosette, de l’âme de Perdican.

Mais pourquoi cette comédie de Musset, si émouvante à la lecture, si à la fois rêve et réalité, devient-elle obscure à la scène ; Charlotte et moi nous avons eu la même impression, comme si ce théâtre, écrit pour les délicats, n’était vraiment clair, vraiment dramatique, que lu en silence.

Même ces passages exquis, cette poésie que l’âme de Perdican jette sur les souvenirs de son enfance, sur l’étang, les arbres qu’il retrouve si petits : à la scène, quoique dits par Le Bargy, cela paraît déclamatoire.

Je crois que le mystère d’une lecture convient mieux au théâtre de Musset, que le jeu, souvent médiocre, des artistes qui l’interprètent.

Henri Dolfière m’avoue qu’il est venu là pour me voir, mais qu’il a horreur des bonshommes et des bonnes femmes des Français.

Je lui ai parlé de mes lectures, il m’a demandé de ne pas lire Baudelaire ; pourquoi ? parce qu’il aurait regret, que les Fleurs du Mal laissassent leur ombre sur ma pensée.

Non, non, je ne lirai pas ce livre, il m’est doux d’obéir à ce désir, si délicat, d’un ami.

Fin juin.

Je ne sais même plus le jour qu’il faudrait marquer en haut de cette page. Le temps file, monotone, fécond. Nous arrivons au bout de notre programme. Ma première année sera finie dans un mois, j’en suis surprise !

Comment, il y a un an que je chevauche mon rayon d’or, étonnée, radieuse, cueillant à pleines mains les souvenirs qui parfument ma route.

Je ris de la gloriole des premiers jours, quand je faisais mettre sur ma carte, ce titre de Sèvrienne, dont j’étais plus fière que de six quartiers de noblesse !

Au fond, je suis très individualiste, j’ai l’orgueil de vouloir être quelqu’un, de faire moi-même ma vie présente, ma vie future.

Ai-je bien profité de cette année de travail ?

Mes professeurs disent oui, je partirai avec des compliments plein mes poches. Mais je ne suis pas satisfaite. J’ai conscience de temps perdu, de mauvaises habitudes d’esprit, que je n’ai pas corrigées par paresse. Je me fais l’effet d’être toujours en location, de ne pouvoir encore me mettre dans mes meubles.

Ce que je pense n’est pas entièrement à moi. Ma maison est faite de bric et de broc, arrangée peut-être avec chic. Ceux qui m’écoutent ont l’illusion d’entendre des choses personnelles : je rougis de mes larcins. Je voudrais payer mes idées par un effort vigoureux, et sculpter mes meubles, après les avoir construits moi-même, pour les besoins de ma maison.

Je ne voudrais pas que mes élèves, plus tard, ne vissent en moi qu’un Manuel de l’École de Sèvres.

Tout mon travail de seconde année tendra vers ce but ; il est grand temps d’être autre chose qu’un brillant esprit d’assimilation.

Et puis, je ne veux pas séparer l’effort de mon esprit, de l’effort de ma conscience ; si jamais le grand principe de l’étude a été donné, c’est bien par cette vertueuse femme que nous fréquentons trop peu : Eugénie de Guérin.

Je lis non pour m’instruire, mais pour m’élever.

Son journal devrait avoir la place d’honneur, dans nos chambres de jeunes filles ; il nous redirait, lui, d’être probes, d’écarter toutes les lectures qui peuvent souiller nos âmes, de sauvegarder, comme un bien inestimable, la pureté.

1er juillet.

J’ai eu trois ou quatre fois, la joie de faire une très bonne leçon. Ces jours-là, j’ai connu le paradis : je me sentais soulevée, frémissante, avide d’atteindre à la perfection.

C’était un contentement délicieux, que je savourais dans mon for intérieur. Je me surprenais à rire, du même petit rire qu’a ma conscience, après une bonne action.

Les jours qui suivaient, c’était une sérénité paresseuse, j’envisageais l’avenir sans inquiétude, comme si le succès était désormais infaillible.

Tout me paraissait facile, je me sentais des épaules à soulever le monde.

Mais que de jours mornes, où, le cœur serré, je n’osais plus me réjouir, doutant de moi-même, maltraitant mes professeurs, croyant à la malchance, nerveuse, irritable et si malheureuse que j’aurais voulu mourir… parce qu’une leçon ne valait rien.

Je n’ai pas le courage de Berthe, qui ne se laisse déprimer par aucune injustice. D’Aveline la goûte peu ; cet esprit frondeur, irrégulier, cette parole trop prompte, et souvent éclairée de mots que lui fournit le lexique paternel, choquent le puriste, un peu étroit, qu’est notre professeur.

Moi, je reste désarmée devant un jugement sévère : l’idéal serait d’être le personnage pondéré, si réfléchi, qu’est Victoire Nollet ; celle-là plane dans une impassibilité stoïcienne, au-dessus des bourrasques de notre vie scolaire.

Il se fait, dans l’ordre de la promotion, un mouvement sensible. Adrienne Chantilly ne tient plus la tête de la classe ; nos professeurs ont vite percé le fragile tissu de son esprit. Seuls, des évanouissements propices et le jeu de paupières, dupent encore M. d’Aveline.

Victoire monte, monte ; Jeanne Viole travaille et mène de front une tactique fort intelligente, qui lui gagne ici des sympathies utiles. Bléraud est nulle ; Hortense ne travaille que pour Ugène ; Thérésa est moyenne, Berthe inégale.

En somme, la lutte pour le no 1 de la licence est bien limitée entre Victoire Nollet et moi.

10 juillet.

Nous y pensons déjà : ce matin les élèves de deuxième et de troisième année, sciences et lettres, sont parties pour la Sorbonne, où ont lieu les examens d’agrégation et de licence.

Dès six heures du matin, le désarroi était dans l’École : de grandes voitures Cook, à postillons, stoppaient devant les grilles ; nous étions toutes levées, aidant nos compagnes, leur faisant du café, des rôties. Elles sont vertes, ou si pâles, que les flacons de sels circulent. Vite on les met en voiture : « Cherchez sur la route, un bossu, un soldat, une femme grosse, leur crie Berthe, et tout ira bien. »

Les voitures enfilent l’avenue, tournent brusquement sur la route, les voilà parties, nous agitons encore nos mouchoirs.

Isabelle et Renée m’ont fait peine à voir. Myriam s’est trouvée mal.

Ce départ pour les examens me bouleverse.

Il y avait quelque chose d’héroïque, dans le sourire confiant qui passait, une seconde, sur ces pauvres figures tirées, fiévreuses, dont les yeux criaient grâce. Cette seconde était celle du baiser que Mme Jules Ferron donnait à chaque Sèvrienne.

Elle était descendue jusqu’au perron d’honneur, nous étions toutes groupées au bas des marches, la regardant, si pâle, elle aussi, dans sa robe noire, debout au seuil de la maison.

A cet instant, elle eut l’attitude hautaine du chef, qui veut donner son âme à celles qui partent, et c’est le cœur battant, que chaque élève a reçu son baiser.

Voilà quel viatique elles emportent !

Je crois à son efficacité.

18 juillet.

Nous sommes dans l’attente du résultat.

Renée dit qu’elle n’a pas su traiter son sujet de littérature !

« Hugo et Lamartine peuvent-ils être appelés des classiques ? »

Quant à Isabelle, elle est sûre d’avoir dit des sottises, dans sa composition de philosophie : « Quelle place faut-il faire aux beaux-arts, dans l’éducation des femmes. »

Aucune, a-t-elle répondu.

Myriam a porté une feuille blanche au jury, puis s’est retirée.

19 juillet.

Je gagne mon pari, elles sont admissibles. Renée a vite sauté sur mes Contes grecs de Marnille, que je lui avais promis. Elle adore l’esprit de ce conteur, qui est l’auteur aussi, de la plus intelligente, de la plus amusante histoire grecque.

Ma joie, demain, sera complète.

20 juillet.

Charlotte est reçue.

C’est dans ma chambre, où ils m’attendaient tous les deux (pour épargner à ma Lolotte l’angoisse de voir passer ce feuillet blanc, qui affiche si peu de noms à la porte de l’École), que je leur ai annoncé la bonne nouvelle.

En route, j’avais croisé d’Aveline, qui m’avait dit tout de suite le résultat ; il voulait me parler de moi, me serrant si affectueusement la main. Mais je brûlais de me sauver, d’aller les rejoindre, j’ai crié : merci, merci, et au galop, je suis revenue dans ma chambre.

Nous étions ivres tous les trois, Charlotte pleurait, je riais, lui nous tenait chacune par la main, et confondant nos mains dans un même baiser :

« Vivent les Sèvriennes, vive Mlle Lonjarrey, hourrah pour Marguerite Triel. »

En partant, il m’a dit :

— « Maintenant que Charlotte va être un peu plus votre sœur, mademoiselle, voulez-vous me faire la grâce de m’accepter pour ami.

—  »Oh ! oui, ai-je répondu, en y mettant tout mon cœur. »

Charlotte nous regardait avec des yeux ravis.

— « Tu sais qu’il t’adore, et qu’il veut dans un médaillon sculpter nos deux profils. »

Je me suis sentie rougir.

25 juillet.

Il était écrit que j’aurais un ami !

L’amitié d’Henri me comble de joie ; son esprit me plaît, son cœur me plaît. J’aime son passé de travail, d’efforts souvent pénibles (Charlotte me l’a dit), pour réaliser le beau rêve de l’artiste. Je l’aime d’avoir choisi l’être sincère et tendre qu’est Charlotte, pour en faire le compagnon de toute sa vie.

Puis, je crois bien que, sans tout cela, je l’aimerais, parce que je sens qu’il m’aime.

29 juillet.

Voici les dernières lignes que j’écris à Sèvres.

Demain, nous quitterons toutes l’École, pour aller en vacances. Je ne m’en réjouis point. Je voudrais demeurer ici toujours.

Si nous sommes des Bénédictines laïques, il est si doux de l’être.

Il faudra s’en aller tout à fait dans deux ans ; déjà cette pensée me déchire. On est si bien sous ce toit, près des beaux arbres, près du jet d’eau où chuchotent des voix anciennes, parmi les livres rangés dans les vitrines blanches, sous les écussons blancs enguirlandés de lys. Chercher les idées qui volent, du portrait de Louis XV à ce qui fut jadis le médaillon de la Marquise, chercher son visage dans les hautes glaces, et s’y voir encore fraîche. Ignorer la vie, n’en connaître que les on dit des poètes et des penseurs, vivre de ses seules émotions.

Quel rêve !

Adieu, chère petite chambre que je ne retrouverai pas en revenant ; une autre prendra ma place, et ne saura pas combien tu me plaisais : j’ai voulu que ta parure, ces mousselines, ces fleurs, ces photographies fussent un reflet de moi-même ; c’est un peu de mon âme, chère petite chambre, que je t’ai donné là.

Je m’en vais, le cœur gros des souvenirs que je te laisse, j’avais fait mon nid ; malgré moi, je l’abandonne, je pars, déjà je n’ose plus me retourner.

Adieu, adieu, si les choses ont des yeux, si les choses gardent mémoire de ce qui passe, souviens-toi, qu’ici nos mains fraternellement se sont unies, et que plus rien, jamais, ne détachera la mienne de celle qui la cherchait.

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