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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XXIX

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

20 juin 189 .

Quelle pitié de voir mourir, en pleine jeunesse, notre douce Isabelle. Est-ce donc impossible de lutter contre l’injustice, de conquérir le bonheur. Faut-il, que parmi nous, les plus pures expient les crimes des autres !

Quelle blessure cruelle, cette mort rouvre en moi ; Charlotte, Isabelle, toutes les deux frappées, quel est le malheur qui m’attend ?

Mon Dieu, mon Dieu, gardez-moi mon Henri.

Pourquoi ce suprême souvenir d’Isabelle, l’envoi de cette poupée que d’Aveline autrefois nous avait donnée ; on riait en la baptisant : Isabelle, en ce temps-là, était follement joyeuse. Elle voulut emporter à Tourcoing ce « fétiche ! »

Je veux laisser la poupée dans son petit cercueil, le malheur doit être avec elle.

1er juillet.

Oublierai-je jamais comme M. Legouff m’a reçue à Seine-Plage aujourd’hui ; comme il a été paternellement bon. Il m’a rassurée sur mon examen, m’annonçant un beau succès, me promettant dans la suite de s’occuper de moi.

En partant, comme je le remerciais très émue de tant de bienveillance :

« Chère fille, veillez sur vous. Cœur tendre, imagination triste. Peut-être connaîtrez-vous de cruelles blessures. Soyez forte, espérez, c’est moi qui vous le dis, vous épouserez celui que vous aurez choisi. »

Puisse-t-il dire vrai.

Qu’un jour vienne, où celui qui m’a prise corps et âme, oublie la tristesse du passé ; que le don de moi-même, le console de ce qu’il souffre.

Qu’il soit heureux.

Oh ! comme je l’aime !

4 juillet.

Nous avons passé ensemble l’après-midi dans les bois. Il m’attendait à la Lanterne de Saint-Cloud. Nous avons été droit devant nous, sans but, presque silencieux : j’évite de lui parler de l’École, de mon départ si proche ; j’aime mieux qu’il me raconte ses projets. Sans cesse, je le ramène à l’idée qu’il doit créer quelque chose de très grand.

Il dit que l’artiste, sans l’amour, est impuissant.

Ah ! si c’était vrai, ah ! si je pouvais lui rendre le désir, le rêve, la force, tout ce qui s’en va de lui, chaque jour un peu plus !

Nous nous sommes assis au pied d’un arbre, en plein bois. Nous étions seuls, pas un bruit, pas un souffle, le voile des feuilles nous enveloppait.

Il était allongé sur les mousses, semblant chercher quelque insecte qui fuyait ; je le regardais. Soudain ses yeux se sont relevés, fixant les miens, les buvant, buvant éperdument tout mon être…

J’ai cru que j’allais mourir, brusquement il s’est relevé, s’est enfui ; quand il est revenu près de moi, sa figure était baignée de larmes.

Qu’a-t-il ? pourquoi cette lutte, pourquoi ses lèvres se ferment-elles, quand la délivrance est si proche. Que me cache-t-il ?

Hâtez les jours, mon Dieu, je ne peux plus vivre ainsi.

5 juillet.

J’ai les nerfs tendus à se rompre, je deviendrais hargneuse. Jeanne Viole tournaille autour de moi, comme une mouche noire. Berthe vit dans le parc, à califourchon sur un arbre. Victoire m’horripile avec ses séances d’agrégation, qu’elle multiplie dans tous les coins.

Que m’importe leurs soucis, que m’importe l’agrégation, un autre mal me ronge.

Et puis, en ce moment, c’est fini de la camaraderie, l’égoïsme s’étale et triomphe. L’examen est le Dieu Moloch de tous les bons sentiments.

6 juillet.

Jeanne Viole l’autre jour, en allant à Seine-Plage, m’a laissé entendre que la directrice de Tourcoing, qui avait en haute estime, son intelligence et son caractère, lui avait promis de la demander au ministère, quel que soit son rang d’agrégation, avec certitude de lui laisser sa place de directrice dans un temps assez proche !

Ah ! on va loin, sous le manteau de Tartuffe !

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