Les Sèvriennes
CHAPITRE IX
JOURNAL DE MARGUERITE
8 février.
Notre vie est enlevée, on ne sent plus le temps qui passe. L’étude nous a tellement prises, qu’elle nous refait une autre nature.
C’est maintenant, que je m’aperçois de l’œuvre créatrice de nos livres : d’une touche invisible, ils nous transforment, en délivrant nos pensées d’une gaine étroite.
Je sens très bien que l’étude fait pour moi ce que la saison d’automne fait pour ces graines mûres, qui brisent leur enveloppe et s’en échappent librement.
Je m’éveille, Berthe s’assagit, Adrienne s’exalte, Jeanne Viole médite.
20 février.
Un joli texte à développer : « Aimez à concilier les esprits. »
Ne dirait-on pas que cette phrase, échappée à la diplomatie de Mme de Maintenon, est la devise très haute, très loyale de notre chère Mlle Vormèse.
1er mars 189 .
Je prépare une leçon sur la morale d’Épicure ; Mlle Vormèse me recommande de lire les livres de Guyau, l’un des rares esprits qui aient compris la grandeur héroïque de cette morale, toute d’action, des Épicuriens.
J’aime cette pensée de Guyau, qui puise dans la noblesse de son rêve la force de créer une morale sans sanction, une morale où Dieu ne serait pas l’impitoyable Teneur de livres de toute notre vie.
Sa philosophie, sa poésie (car il est poète), me font penser à un Vauvenarges qui eût été l’ami d’Alfred de Vigny.
J’ai noté des pages réconfortantes, que j’emporterai fidèlement au sortir de l’École ; j’aime cet espoir : « Le moi qui s’est assez élargi aurait droit de ne pas périr. »
8 mars 189 .
Berthe et moi, sommes allées voir Réjane dans Sapho.
A peine entrée, j’aurais voulu partir, horriblement gênée par ce réalisme de la pièce, et le jeu si sincère de Réjane. Notre place n’était pas là.
Je n’ai pas dit à Henri où j’avais passé mon dimanche.
Chaque fois que je lis un livre suspect, ou que j’assiste, comme aujourd’hui, à un spectacle impur, une goutte de vitriol me brûle : j’ai honte et je souffre.
20 mars.
Je ne vis plus : Charlotte est reprise d’étouffements, elle a dû quitter le cours ; on traite ça de vapeurs. Cœurs de pierre que ces cœurs stoïciens.
21 mars.
J’ai obtenu de Charlotte qu’elle cessât tout travail ; à ce prix seulement, je n’avertirai pas Henri.
22 mars.
Le docteur persiste à ne rien voir d’alarmant ; s’il se trompait !
Elle ment, elle sait qu’elle a une maladie de cœur, mais elle n’avouera pas comme elle souffre. Pourquoi, pourquoi ce silence ? il faut la guérir ; mais qu’est-ce qu’il deviendrait s’il la savait malade !
27 mars.
Un peu de mieux, elle a pu écrire à Henri qui est encore pour un mois à Bruxelles. J’ai repris mon travail, mais cette accalmie ne me rassure pas.
1er avril.
Épouvante cette nuit ! une voisine de Charlotte a couru réveiller l’infirmière ; je me suis levée, elle râlait, je l’ai tenue dans mes bras toute la nuit, sa pauvre tête jaunie, contractée, les yeux chavirés.
Ils ne voient donc pas qu’elle peut en mourir.
2 heures.
Elle s’est levée, le médecin ne se prononce pas ; elle doit garder la chambre. Je ne la quitterai pas. Si la nuit est mauvaise, demain je télégraphierai à Henri.
9 heures soir.
L’infirmière n’a pas reçu l’ordre de veiller Charlotte : on la laissera seule !
Jamais : je resterai avec elle jusqu’au matin, Berthe me relèvera.
Minuit.
Elle vient de s’assoupir, j’ai une peur atroce que le souffle tout à coup cesse ; pauvre visage aimé, comme il est las de souffrir !
2 avril.
M. Henri Dolfière, 30 rue Raynouard
f. suivre.
Revenir immédiatement, Charlotte malade vous réclame.
Marguerite.
3 avril.
Une angine de poitrine, elle est perdue.