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Les Sèvriennes

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CHAPITRE VIII

Réponse de Berthe Passy à Mlle Renée Diolat, professeur agrégée au lycée de Mamers.

« Sèvres, 15 janvier 189 .

» Hélas ! pauvre museau joli, te voilà fourvoyée chez Mme Jocrisse-Céladon ! Tous nos vœux t’accompagnent, j’espère qu’un homme de goût te fera issir au plus tôt de ce pays-là.

» Ta lettre rabat le caquet à bien des illusions ! On s’en pourléchait déjà de cette bonne petite vie de professeur : Isabelle devait potasser, Marguerite rêvasser, Charlotte tricoter, et moi, arpenter les confins du territoire.

» Mais à ce que je vois, si l’on m’expédie à Mamers, j’aurai garde de bouger, les mazettes de l’endroit crieraient : au rendez-vous.

» Franchement, ma vieille, si c’est pour faire de nous des chiens attachés, mieux vaut le dire tout de suite ! Moi je suis de l’espèce loup, et loup rageur encore. Gare à qui s’avisera de me passer la main sur le dos, je lui plante mes crocs, au bon endroit.

» Nous vivons à Sèvres dans une indépendance hautaine, je rougis des platitudes auxquelles on te condamne !

» Tu as le courage d’en rire, moi je m’insurge, la résignation est une vertu pour les lâches et les impuissants ; l’injustice me fera faire le coup de feu.

» Laisse-moi te dire, mon vieux zig, qu’à l’École, tu n’as pas eu l’heur d’être approuvée par nos petites « Première ».

» Tu n’es plus dans la note.

» Ces demoiselles, par philosophie, par raisons sociales, par dandysme, s’accommoderont fort bien des misères qui te répugnent. Nous avons chaudement discuté ton cas le soir de Noël, un vrai meeting, ma chère, où ma voix, lançant des hyperboles, leur a prédit un avenir mortifiant.

» Tu n’as pas idée de cette génération-là ; ces trois gosses, ça n’a pas vingt ans, usent vis-à-vis les unes des autres, d’un faux-semblant qui m’épate. Rivales toutes trois, toutes trois comptent sur la première place à la licence, dans deux ans. Elles s’y préparent en se surveillant étroitement, pour que l’une ne lise pas un livre que l’autre ignore, pour se voler leurs procédés de travail, en se récriant d’admiration.

» Le jour du résultat, si l’une des trois l’emporte, les deux autres, de sa gloire… feront une hétacombe !! Hein ! est-ce bien dit ?

» Quant à notre promotion, c’est la promotion de famille, on popote, et on potine ; sans Jeanne Viole qu’on déteste et Bléraud qu’on méprise, notre cercle ressemblerait à quelque Paraclet où les culottes n’entrent pas.

» Depuis que nous sommes « seconde année », nous usons du principe d’autorité vis-à-vis des jeunes. On a de l’expérience, on pontifie, on donne des conseils ; je me respecte dans ce rôle, si peu fait pour moi, et dire que pour en imposer, je marche et ne détale plus.

» On travaille à éclipser Pic de la Mirandole. D’Aveline nous nourrit du suc de Virgile (chères abeilles, voltigez, mais ne piquez pas). Il est toujours l’enchanteur que tu sais, quoi qu’il fasse on l’adore. Même moi, moi, qu’il étrangle à chaque cours ; moi, qu’il cingle de ses mots les plus cruels, me reprochant l’intempérance de mon langage, ma fougue insupportable ; eh bien, je l’adore, je te dis que je l’adore, et je goûte avec lui l’amer plaisir de celle qui veut être battue.

» Je ne te dis rien de l’éloquent Jérôme et de l’audacieux Criquet, ni du malheureux Taillis dont l’intelligence défaille. Notre nouveau professeur, M. d’Artois, le grand Preux, nous fait faire en vieux français, l’étude de la chanson de Roland ; avec lui, on a l’air de petites filles épelant une belle légende ; c’est Victoire Nollet qu’il faut entendre marteler les assonances : les vers font un bruit de cuirasses s’entre-choquant un matin de bataille.

» Ne trouves-tu pas que M. d’Artois a une figure de haute lisse, celle d’un paladin courtoisement désarmé, qui enseigne, sans le pédantisme d’un robin, les mystères des conjugaisons confuses du bas latin Mérovingien !

» Nous en saurons bientôt autant qu’élèves des Chartes ! c’est une ressource, dans les petits trous où l’on vieillira, on pourra fureter parmi les archives. Il paraît que dans ces vieilleries, on découvre des choses !… j’en ferai une pinte de bon sang.

» Quelques petits événements ont troublé la quiétude de notre labeur : j’ai rompu avec la nymphe Calypso. Pour un prétexte futile, elle nous a dit de gros mots, non pas celui de Cambronne, mais un autre.

» Il a fallu comparaître dans le cabinet pompadour ; les petits amours se gondolaient de voir Mlle Lonjarrey trancher du Cadi ; Calypso pleurnichait, moi je pérorais de si étourdissante façon, qu’après avoir lancé cette apostrophe :

» Mlle Triparti se croit-elle parmi des blanchisseuses ?

» Alors nous sommes toutes des Nausicaa, filles de roi… j’exige des excuses ! Et je sortis majestueuse.

» Je fais bien dans les mères nobles ! hein !

....... .......... ...

» Hélas ! de quel Eros fourbu viens-tu nous parler, ma chère !

» Un rond-de-cuir porteur de l’amoureux carquois. Mais Vénus a donc la berlue.

» Tout Mamers doit se gaudir de pareils ébats, j’imagine plaisamment ton Lycée tombant en mal d’amour :

» On verrait tes deux perruches s’en aller bec à bec, toges en tête, robes traînantes ; puis leur emboîtant le pas, Mme la directrice amoureusement penchée sur une confidente, les professeurs en suite cherchant du regard une lèvre moustachue ; derrière la corporation, les petites filles deux à deux, bec à bec, se regardant, se câlinant, avec mille petites manières, tandis que deux autres, moins innocentes, se sauvent dans un petit coin, pour y répéter, tout de suite, la leçon de choses qui s’apprend en un tour de main.

» On appelle ça : petits jeux.

» Pauvre Renée, sois sage, ferme tes yeux, bouche tes oreilles, sois la belle au bois dormant, jusqu’à ce que le prince Marnille t’éveille, tu sais de quelle gente façon !

» Adieu, nous t’aimons toutes.

» Berthe Passy. »

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