← Retour

Les Sèvriennes

16px
100%

CHAPITRE XXXI

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

16 juillet.

Demain commence le concours de licence et d’agrégation. J’y vais indifférente, résignée à un échec possible.

Il me serait doux cependant de réussir, pour l’École d’abord, et parce qu’il serait fier de me voir agrégée.

Il est temps d’en finir, je me traîne depuis huit jours : je n’ai de goût à rien, je ne puis fixer ma pensée, elle s’éparpille, elle s’évapore.

J’ai ouvert le Léopardi que j’ai lu, et relu tant de fois, quand mon journal restait clos, pendant cette retraite intérieure qui a suivi la mort de Charlotte.

Que de tristesses se réveillent, entre ces lignes écrites, lues dans les larmes.

Étendue sur ma natte, je rêve à des choses mal définies ; c’est un brouillard, un brouillard étouffant, je me réveille, je ne sais plus ce qui m’a fait pleurer.

Je crois que je pleure sur moi-même.

20 juillet.

Ouf ! l’examen est fini.

Je ne suis pas mécontente de moi ; j’ai aimé ce sujet entre autres : « Ah ! qu’il est difficile d’être content de quelqu’un. »

31 juillet.

Je passe presque toutes mes heures de sorties avec mon ami ; nous allons dans les bois, ou bien il m’emmène voir les Musées qu’il fréquente.

Quel repos pour l’esprit, que ces promenades dans le royaume de la beauté, avec lui pour guide.

Il s’emballe sur une ligne, une couleur, une expression ; à grands traits, avec des gestes qui semblent modeler la vie, il me fait comprendre et admirer l’art de Vinci, de Rembrandt, de Velasquez.

Longuement au Louvre, nous avons regardé les Carpeaux : la ronde furieuse des Bacchantes m’a paru un morceau prodigieux dans la sculpture moderne, si près de la nature et de la vérité.

Cette admiration, qu’il sait me faire partager, nous rapproche encore ; voilà maintenant nos esprits qui se saisissent, il y a longtemps que son cœur est maître du mien.

— Au revoir, m’a-t-il dit hier, vous emportez ma joie, quand vous reverrai-je ?

Demain peut-être, je lui dirai adieu !

1er août 189 .

Joie, joie, je suis admissible et c’est lui, lui Henri, qui me le télégraphie de la Sorbonne.

Oh ! il m’aime, comment douter maintenant !

Ses lèvres, ses yeux, je les retrouve partout, et je brûle et j’ai froid ; toute ma jeunesse crie vers lui.

Rien que des images voluptueuses autour de moi ! Dans le ciel, des nuages comme des bras inassouvis étreignent la nue ; la grande fleur mystique du jet d’eau s’enroule en flocons neigeux ; des ailes battent frémissantes, des oiseaux s’aiment dans ce nid ! L’odeur des lys et des roses me suffoque. Une sève ardente me consume, et je me désespère, la nuit, de ne point délier ces lèvres que j’adore.

2 août.

L’amour me torture. L’image de Berthe ! quel souvenir ! je suis le Faucon qui là-haut tournoie au-dessus de sa proie. M’abattre, me gorger de baisers !

Est-ce bien moi, moi, qui vient d’écrire ces pages ?

Plus rien n’existe que lui, tout le reste est loin. L’amour est mon destin.

10 août.

Mes épreuves orales sont terminées ; le résultat sera connu le 14. Demain, j’irai lui dire adieu.

J’ai conscience d’avoir vécu cette huitaine d’examen comme une somnambule ; je ne sais plus ce que j’ai dit, ce que j’ai fait ; un autre être a parlé pour moi. Moi, j’étais près de lui. J’aimerais mieux mourir, aujourd’hui même, que de vivre sans lui.

Chargement de la publicité...