Les Sèvriennes
CHAPITRE XXVII
LE SUICIDE D’ISABELLE MARLOTTE
Baudelaire.
Isabelle à ses amies de l’École de Sèvres.
« Tourcoing, 16 juin 189 .
» Eh bien non, je ne suis pas heureuse !
» Tant que je l’ai pu, mes grandes, je vous ai caché le crève-cœur de ma vie nouvelle. J’ai cru à un mal passager, celui des habitudes trop lentes. J’ai cru au spleen que me cause ce ciel gris. J’ai tant besoin de soleil, et là-haut, pas un coin bleu n’étoile cette lourde armure de l’infini.
» Je suis accablée de tristesse dans cette ville enfumée. Les rues n’ont pas un rayon, tout est menace, jusqu’à ces cheminées d’usines qui dressent, sur les toits, une herse colossale. Tout vous crie : halte-là !
» Il n’y a que le vent qui passe, un vent de plaine qui se lamente et pleure ; un vent de nostalgie, qui maintenant gronde en moi.
» Quels nocturnes on entend ici !
» Vous rappelez-vous le frisson que nous donnait cette ballade de Lénore ! La nuit, quand j’écoute le galop du vent, il me semble qu’une vie mystérieuse, pareille à celle des légendes, force ma porte, et m’ordonne de partir.
» Vous me croyez malade ?
» Non.
» Je suis lasse, lasse de vivre. L’ennui m’a mordue au flanc, et je vous écris, mes chéries, comme une pauvre bête blessée qui tourne vers vous l’adieu de son dernier regard.
» Je n’en peux plus. Il a suffi d’un an d’épreuve, pour arriver à cet écrasement de tout mon être. Ne croyez pas que cette plainte, qui monte vers vous, soit celle d’un cœur blessé, ou d’une vanité froissée !
» J’étais de celles qui, dans la vie, renoncent à tout. Mon rêve chaque jour s’est fait plus petit, il ne couvait que des joies discrètes, il a suffi d’une main méchante pour tout effacer.
» De cette vie silencieuse, qu’est la vie du professeur femme, je n’aurai connu que l’amertume d’être seule.
» C’est là ce qui me tue.
» Être seule ! il n’y a rien de plus cruel au monde. C’est avec des mots comme celui-là que la douleur s’enracine.
» Depuis ma sortie de l’École, qui s’est inquiété de moi ? qui a voulu savoir si j’étais heureuse ? qui m’a tendu la main ?
» Alors que j’avais besoin de conseils, d’encouragements, ah de reproches aussi, personne n’a su me dire : « Mon enfant, faites cela. »
» On croit, parce que nous sommes savantes, que nous n’avons pas de cœur ! on ne se doute donc pas que nous souffrons plus que les autres, parce que nous pensons trop, et que ce serait de la joie encore, que de sentir monter vers soi l’appel des misérables.
» Cet isolement, d’autres le supportent, moi je n’ai plus la force de l’accepter. C’est l’abandon qui cause ma terreur.
» Les plus anciennes de mes collègues ne souffrent pas ; au sortir de l’École, elles étaient femmes faites, non des enfants, comme nous. Elles ont peuplé leur solitude de petites choses égoïstes ; elles se sont rouillées. D’autres plus vibrantes ont été malheureuses, elles ne disent pas ce qui les console. Les unes sont mariées, ou vivent dans leur famille, les heureuses ! jamais elles ne connaîtront la fièvre qui dévore les autres, celles qui s’enferment dans « leur garni », mangeant ou ne mangeant pas, dormant, ou remuant dans un besoin effréné d’agitation et de bruit, sans autre ressource que de se parler tout haut, pour se donner l’illusion que quelqu’un est là, qui les écoute… et qui a pitié d’elles !
» Au Lycée, nous sommes étrangères les unes aux autres. On se salue, on ne se recherche pas.
» Renée avait raison de nous avertir de la froideur ou de l’hostilité qui vous accueillent. Notre solidarité n’est qu’apparente ; le rideau tombé, le lâchage commence.
» Le Lycée, mais c’est une abstraction !
» L’École avait une âme. Quelque chose d’indénouable nous attache à Sèvres. Vous le verrez, son regret vous suit. Et pourtant, c’est Elle, c’est sa vie trop ardente, c’est l’habitude qu’elle nous donne trop tôt de généraliser, d’appliquer, au fourmillement qui nous engloutit, la logique d’un système idéal, qui nous rendent si malheureuses. Mais je l’aime encore plus d’être si belle et si dangereuse.
» Quand je parle de mon École, tout en moi se réveille : j’entends la pluie dolente du jet d’eau, je revois les vitres si vieillottes qu’irisent les reflets du soleil mourant ; j’entends, au bord de ma fenêtre, chanter le rossignol, puis c’est la cloche matinale, et d’Aveline qui nous lance son « Bonjour, mesdemoiselles ».
» Toutes ces choses perdues me font pleurer.
» Que je vous aime, mes grandes, de m’être restées fidèles. Vos lettres m’apportaient le caquetage rieur de notre cage lointaine. Mes lettres ont voulu prendre le ton des vôtres, elles m’ont trahie ; je croyais les poudrer d’or, elles s’enroulaient dans ces flocons de tristesse qui palpitent autour de moi.
» Je vous ai parlé de ma vocation, de mon ardeur, de mon plaisir même.
» Je vous ai menti.
» La vocation, je ne l’ai pas, mais elle serait venue, si on m’eut laissé faire. Tout de suite, j’ai compris que mon enseignement ne vaudrait rien, si je ne m’ouvrais d’abord le cœur de mes élèves.
» Je suis allée à elles ; j’ai voulu être leur petite mère, celle qui achève l’œuvre de l’autre, et j’ai donné ma pensée, mon travail, comme j’eusse donné mon sang.
» On a pris ombrage du succès de ma méthode. L’élan affectueux qui jetait, dans mes bras, ces enfants, rompait les traditions glaciales du Lycée. On me fit dire que cela déplaisait. Les petites s’obstinèrent. Je devins suspecte. On soupçonna dans ma conduite le calcul d’une ambitieuse (la fille du préfet ne jurait que par moi). J’aurais dû me méfier et me garer à temps. Je n’ai su. Du coup on m’a cassé les reins.
» Pour la directrice du Lycée, je suis l’ennemie n’ayant pas la même confession : elle est Janséniste, violemment autoritaire, tranchant sur tous d’une vertu orgueilleuse. Règle, devoir, principes, pour tout cela elle est inflexible, le reste lui importe peu.
» Elle veut effacer du fronton du Lycée cette injure : École de libres-penseuses, et faire de sa maison une rénovation des petites écoles de Port-Royal. Il ne lui manque que le talent, la grâce, l’amour de la mère Angélique.
» Son austérité morale est le gage de son entente avec la municipalité cléricale de Tourcoing. La Directrice, avec un zèle hypocrite, embauche élèves, professeurs dans toutes les Confréries chrétiennes, et porte la bannière aux jours de procession.
» Le Gouvernement ?
» Le Gouvernement approuve : le Lycée à présent n’a plus besoin de subvention.
» J’ai repoussé l’embauchage, je n’ai fait aucune concession à la manie tyrannique du maître ; je me suis refusée à confesser mes élèves, pour les trahir ensuite.
» On veut qu’à mon cours, je confonde l’enseignement philosophique et l’enseignement religieux. Je m’y refuse avec une intransigeance qui m’a perdue. J’ai osé expliquer la sagesse de Renan, et m’aider des livres d’Anatole France.
» Le jour où j’ai osé cela, j’ai senti que je jouais mon avenir ; je ne pouvais reculer, ma directrice ayant écouté à la porte une partie de mon cours.
» Le soir même, un rapport était adressé au recteur. La directrice se faisait l’écho insultant des bruits qui circulent sur mes opinions morales. Je devenais une émancipatrice dangereuse, une révoltée, une nihiliste ! Je compromettais le Lycée de Tourcoing !
» Je reçus un blâme officiel.
» Je n’ai pu tolérer ce blâme que je ne mérite pas. J’ai relevé les accusations dont on m’accable, c’était mon droit. Je suis allée trop loin.
» J’éprouvais une joie sauvage à défigurer cette belle âme, c’étaient des mots corrosifs, du vitriol qui lui brûlaient la face.
» Elle m’a laissé parler. J’étais perdue.
» Je suis sous le coup d’une révocation. L’administration, qui, dans ces sortes de choses, a le rôle des muets du sérail, m’étranglera sans rien dire.
» Mon avenir est brisé, personne ne me défendra. M. Legouff est trop vieux, Mme Jules Ferron trop loin, du reste elle n’intervient jamais.
» Qui croira que je n’ai pas failli, et que ma révocation n’est pas justice ?
» Une démarche au ministère, un marché, me sauverait… non, non pas ça, pas cette souillure. J’aime mieux une fin plus fière.
» Il m’est impossible de transiger avec ma conscience. Mes idées à moi, c’est encore ma conscience. Je ne pourrais vivre ailleurs, s’il fallait recommencer ce dur apprentissage de la lâcheté humaine.
» Si prévenue que j’aie été, je n’ai pas su juger les gens et la vie.
» Là-bas, nous voyons tout à travers un ciel trop pur ; c’est notre tour d’ivoire, elle est si haute qu’on ne peut y sentir l’odeur de pourriture humaine qui m’empoisonne.
» On part la joie dans le cœur ; aux premiers pas, on butte. J’aime mieux m’en aller ; j’entrerai sans tache dans le néant. Si quelque part un Dieu juste m’appelle, il pourra m’absoudre d’avoir mis, à plus haut prix que ma vie, le respect de moi-même.
» Adieu, mes douces chéries, vous êtes toute mon affection. Je redoute pour vous ces épreuves qui m’ont vaincue. Fuyez la solitude ; aimez, soyez aimées : vous serez fortes. Puissiez-vous ne jamais connaître cette tâche poignante qui a été la mienne : borner sa vie à gagner son pain quotidien.
» Adieu, mes dernières larmes sont pour vous. Je vous aimais.
» Votre Isabelle. »