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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XXXII

DERNIERS FEUILLETS DU JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

11 août, 6 heures soir.

Mon Dieu, mon Dieu, qu’ai-je donc fait pour me punir ainsi.

Tout est fini, nous ne nous reverrons plus. Il m’aime, il m’aime, il me l’a dit. Cet amour est impossible, je ne peux pas être sa femme.

Ma tête se brise. Je deviens folle.

Mais où suis-je ? la nuit m’a chassée de là-bas, je ne sais par où je suis revenue à l’École, est-ce là ma chambre ? pauvre cahier, qui as bu déjà tant de larmes secrètes, je n’ai pas fini de pleurer.

Quel coup de couteau ! il m’aime, c’était le bonheur, et c’est la mort…

....... .......... ...

Il m’attendait à son atelier, très pâle ; l’atelier vide, à la place où Elle était une ébauche ; plus de fleurs, plus rien, que des essais partout, abandonnés.

Sans me tendre la main, il m’a montré le marbre qu’il achevait : une main énorme soulevant une motte de terre, où deux êtres accomplissent l’œuvre d’amour.

— Ce sont les Éphémères dans la main du Tout-Puissant. Voyez, rien d’autre n’existe pour eux. Sur le bloc de glaise, où leurs corps s’enfoncent, ils obéissent à l’impérieuse loi, ils s’aiment. Leur œuvre finie, ils pourront mourir.

— Que c’est beau, Henri.

— Emportez-le, Marguerite, c’est pour vous que je l’ai fait. Vous rappelez-vous cette promenade à Saint-Cloud… autrefois ?

Je vous revois, emprisonnant dans votre main, l’essaim des éphémères qui voltigeait sur une feuille. Vous disiez : « Ne sommes-nous pas des éphémères, ceux-ci du moins sont plus sages que nous. »

— C’est vrai, et vous m’avez répondu, Henri : « notre destinée est la même, beaucoup s’égarent, mais ceux qui sont mûrs pour l’amour, ne lui échapperont pas ».

....... .......... ...

— Marguerite, c’est votre destinée, suivez-la ; j’ai voulu que l’adieu de votre ami fût pour vous, le rappel d’une espérance, aimez, soyez heureuse… Il n’acheva pas, ses yeux, qui me suppliaient, se fermèrent, il tomba en sanglotant.

— Henri ! Henri, qu’avez-vous ?

Je vous aime, vous ne savez donc pas que je vous aime ?

Près de lui, à genoux, je me suis serrée, déliant ses bras, cherchant son visage, buvant ces pauvres larmes que je ne comprenais pas.

Il m’a prise tout contre lui, oh ! son cœur entrait dans ma poitrine, tout son être mordait le mien.

Ses lèvres cherchèrent un instant les miennes, et sa voix, une voix rauque, blessée. — Je t’adore, tu es ma bien-aimée, tu es celle que je veux ! Marguerite, j’ai faim de ton cœur, de ta chair… Mais va-t’en, va-t’en donc, tu ne vois pas que je blasphème : elle ne veut pas qu’une autre soit ma femme.

D’un bond, je lui échappe ; qui, Elle, Charlotte a fait ça !

Cruelle, tu as brisé sa vie, tu défends à une autre de prendre ta place, et tu ne lui défends pas d’aimer. Mais non, c’est impossible.

Je sais maintenant, il a juré le soir, avant son agonie.

Son serment le tiendra-t-il.

Hélas !

C’est effrayant qu’on ne puisse pas mourir du coup.

Aurai-je la force de ne pas maudire celle que j’ai tant aimée…

....... .......... ...

14 août, 6 heures soir.

Ici s’arrête le livre de ma vie de jeune fille.

Acculée à une résolution suprême, je regarde bien en face mon destin.

Je vais faire acte de femme, fièrement, bravement.

Nul ici ne peut prévoir ce que je ferai demain et c’est pourtant la parole de mes maîtres qui m’affranchit.

Je vais vivre désormais, hors de la vie commune ; mais la tête haute, consciente de l’œuvre féconde que sera l’œuvre d’amour, je pars, ayant au cœur une gratitude infinie pour cette École, dont la main libératrice rouvre la porte au Bonheur.

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