← Retour

Les Sèvriennes

16px
100%

CHAPITRE VIII

LE BONSOIR

La porte de la bibliothèque s’ouvrit brusquement, et du dehors une voix jeta :

— Mesdemoiselles, il n’y a pas de bonsoir aujourd’hui !

Les têtes se relevèrent, un instant détournées des livres, et la dame au profil chevalin, satisfaite de son petit effet, se pencha, fouillant la salle d’un regard autoritaire, méfiant, et sans bruit, encore aux écoutes, referma la porte.

Un bruissement, un rire de petites feuilles passe sur toutes les lèvres ; un chuchotis éveille les hautes vitrines Louis XV, blanches volières où les livres, oiseaux captifs, dorment d’un sommeil fécond ; et les glaces, amies coquettes, reflètent le long des tables tous les visages égayés. Quelques mains se frottent, satisfaites ; des chaises remuent, un souffle soulève les fiches et les rabat aussitôt.

— Corvée de moins, et temps de gagné, lance Victoire Nollet, du plus loin de son escabelle.

Toute la bibliothèque approuve ; les têtes se replongent dans les atlas, sur les fiches cataloguées. On n’entend déjà plus que le crépitement du gaz qui flambe, sous les abat-jour verts.

Le bonsoir est tellement incrusté dans la vie journalière de l’École, que le supprimer une seule fois est un événement. Rien n’oblige les Sèvriennes à venir saluer Mme Jules Ferron, mais l’oublier est une inconvenance.

Le bonsoir est plus qu’un témoignage de respectueuse politesse, c’est une sorte de revue familière, d’examen de conscience à deux. C’est l’occasion offerte aux élèves, de parler avec confiance à leur Directrice, de s’ouvrir librement à elle.

Mais c’est aussi l’hommage, sorte de baise-main modernisé, que l’École tient à rendre à la grande veuve.

Pour laisser à cette visite son caractère intime, Mme Jules Ferron reçoit les Sèvriennes dans son petit cabinet, en bas, près du couloir si triste où le jet d’eau lointain pleure.

La porte étroite qui ferme les appartements de la Directrice, donne sur un palier à rampe de fer. Les Sèvriennes attendent là, debout, pressées, emboîtées, faisant queue tous les soirs, comme au théâtre un jour de prix réduits.

On bavarde (à Sèvres, trois élèves dans un coin, voilà un salonnet où l’on cause). On s’interroge sur le travail de la journée, sur les conférences du lendemain, les sorties du dimanche ; celles-ci écoutent, celles-là songeuses rêvent, se regardent, la tête posée sur une épaule câline.

Victoire Nollet apporte son lexique allemand et, les yeux clos, répète les cinquante mots qu’elle doit savoir avant de se coucher.

Petit à petit le silence s’anime, les jambes piétinent, les voix montent, les colloques troublent la dernière méditation de l’illustre veuve ; un hum ! hum ! vigoureux, de l’autre côté de la porte, suffit à rappeler tout ce petit monde impatient aux convenances.

— Renée, je vous assure qu’il est la demie, frappez, on gèle ici.

Renée Diolat, l’élégante Sèvrienne de troisième année, ouvre volontiers le bonsoir. Vite un coup de peigne pour lisser les cheveux, en un tour de main elle a rajusté sa toilette, relevé ses bagues le long des doigts fins.

— Toc, toc.

Pas de réponse.

— Allons frappe plus fort, Renée, si elle lit Sénèque, elle ne t’a pas entendue, murmure une Scientifique irritée de l’attente qu’on lui impose.

— Toc, toc, toc.

Même silence.

Renée se retire furieuse.

— Vous voyez bien qu’il n’est pas huit heures et demie, puisque Mme Ferron ne répond pas.

Deux minutes, trois minutes passent lentement. Enfin, comme une fleur qui tombe, à petit bruit, d’une robe froissée, la demie se détache de l’horloge.

— Entrez, répond enfin une voix sèche au troisième toc-toc.

A pas menus, les Sèvriennes s’avancent, l’une derrière l’autre ; chacune s’incline, souhaite le bonsoir à Mme Jules Ferron, et reçoit d’elle une poignée de main.

Suivant son humeur, un sourire, une parole gracieuse accompagne la réponse uniforme :

— Bonsoir, mon enfant, dit d’une voix lente, avec une prononciation auvergnate.

Les jours moroses, où les ennuis de la maison se dérobent sous un masque glacial, la main retombe ; un bonsoir indifférent surprend et gêne les élèves. Chacune se demande : qu’y a-t-il ? pourquoi cette froideur ? Avons-nous démérité ?

Et les rires s’éteignent, car ce que les Sèvriennes redoutent le plus, c’est la mésestime de Mme Jules Ferron.

D’autres fois, un rayonnement adoucit les traits un peu tendus de cette figure sévère ; le sourire, les yeux clairs, le geste captivent. On dirait la transfiguration d’une abbesse au sortir de la communion.

Ces jours-là, le petit cabinet de travail s’illumine. Dans la pénombre, on la voit entourée des livres dont elle vit : les Stoïciens, Montaigne, Corneille, les œuvres de Jules Ferron. Les papiers débordent sur les tables ; partout des portraits de son illustre époux : médaillons de bronze, bustes de marbre, eaux-fortes, tableaux, photographies intimes, lui assis, elle debout, la main dans la main.

Ce cabinet est le refuge consacré à la gloire du grand homme ; sa veuve assise au fond d’une vieille bergère, entretient, au milieu de ces reliques, un culte fidèle.

La lampe luit sur les cheveux argentés, agrafés négligemment au sommet de la tête ; les yeux ont la fraîcheur des yeux d’une toute jeune femme, et la main grassouillette serre tendrement la main qu’elle a prise.

— Aujourd’hui, c’est jour de confession ; bien, je repasserai, fait Victoire qui n’aime pas les longs arrêts sur le palier. Quatre à quatre, elle reprend le chemin de la bibliothèque, où tout Reclus l’attend. Charitablement elle avertit là-haut les bûcheuses que le bonsoir durera une heure.

Ce jour-là, Mme Jules Ferron, qu’une surprenante mémoire familiarise avec chaque élève, s’intéresse à tout.

— Vous allez bien mon enfant ? dit-elle à Marguerite Triel, un peu effarouchée de cette gentillesse, est-ce que vous pleurez encore, petite fille ?

— Non madame, répond Marguerite respectueuse, je me suis vite faite à ma nouvelle vie qui me plaît beaucoup.

— Tant mieux, mon enfant, continuez à bien travailler, vos professeurs pensent du bien de vous… N’avez-vous pas une amie, qui se présentait aussi à l’École, que fait-elle ?

— Charlotte se prépare pour l’année prochaine, madame, elle sera reçue, fait Marguerite avec élan ; un froncement de sourcils lui rappelle que Mme Jules Ferron l’interroge, mais ne souhaite pas de confidence. J’espère que mon amie sera reçue, reprend-elle, Charlotte travaille, elle est si intelligente.

— A-t-elle ses parents ?

— Non madame, mon amie est orpheline, mais elle est fiancée.

— Ah ! vraiment, fait déjà curieuse, la vieille Mme Ferron ; qui doit-elle épouser ?

— Un artiste, madame.

— Vous aimez beaucoup cette jeune fille, Marguerite ?

— Charlotte est ma sœur, madame.

— Bonsoir, mon enfant.

La main se fait très douce, mais serre vainement celle de Marguerite Triel ; ni la main, ni le cœur, ne répondent à cet appel tardif et peut-être passager.

A peine sortie, une autre la remplace ; une autre vient ensuite ; à chacune, Mme Jules Ferron ce soir-là, dit un mot gracieux, mais quand arrive le tour d’Adrienne Chantilly, qui lui fait une révérence de cour :

— Vous avez fait une bonne leçon, mon enfant, mais ce n’est pas assez personnel. Lisez un peu moins, pensez davantage, ne croyez pas que la forme sauve tout. Ici il vous faut songer non pas à vous-même, mais aux élèves que vous aurez… et puis, ne vous parfumez plus, comme vous le faites, vous incommodez vos professeurs.

Adrienne froissée se retire. Hortense, arrive, salue gauchement.

— Vous avez trop de correspondance, mon enfant, c’est du temps perdu ; je vois sans cesse des lettres qui vous arrivent de Carpentras, vous êtes à l’École pour préparer votre avenir de professeur, ne le compromettez pas… et comme Hortense, très rouge, ne se retire point :

— Vous avez quelque chose à me demander ?

— Oui madame (hésitant, et baissant les yeux sous le regard dur qui la pénètre). Voulez-vous me permettre d’aller demain jeudi à Paris ?

— Encore pour aller au Bon-Marché ! déjà Mme Ferron s’apprête à refuser net, quand Hortense saisit au vol un mensonge.

— Non, madame, pour aller voir le dentiste.

— Allez, fait la directrice, très indulgente aux maux de dents.

Les Sèvriennes continuent à défiler dans le petit cabinet ; selon les mines, radieuses ou humiliées, on devine que chacune emporte son paquet.

Presque la dernière, arrive tout essoufflée Berthe Passy. Elle s’excuse de n’être pas venue la veille, ayant oublié l’heure du bonsoir, au milieu d’une lecture philosophique.

Mme Jules Ferron sourit.

— Vous avez une conférence à faire pour M. Pâtre, Berthe ?

— Oui, madame, je ne sais pas manier l’abstraction, le langage philosophique m’embrouille.

— Voyons un peu ce qui vous embarrasse ?

— Tout mon sujet, madame !

— Allons, allons, grande enfant, venez demain dans mon cabinet, nous en reparlerons ; et conquise par la sincérité si brusque de cette nouvelle Sèvrienne, Mme Jules Ferron s’abandonna jusqu’à l’embrasser.

Angèle Bléraud entre ; les yeux se durcissent.

— Vous êtes sur la liste du docteur, mademoiselle ; demain, s’il l’approuve, l’infirmière vous donnera des douches et vous prendrez tous les soirs du bromure.

Effarée, la malheureuse sort ; d’autres passent : la main glisse du même mouvement lent par-dessus le bureau, tandis que le reste du corps s’immobilise dans l’ombre de la bergère.

Puis, c’est fini. La porte doucement se ferme. Les bruits de pas s’éloignent, s’éteignent dans le couloir solitaire.

Mme Jules Ferron est seule.

Les yeux sur un Marc-Aurèle, peut-être songe-t-elle à sa mission : N’est-elle pas là pour aider ces jeunes filles à l’apprentissage de la vie ? Ne doit-elle pas faire appel sans cesse à leur raison, donner à leur caractère l’empreinte énergique qui leur manque ? Quel germe couve dans cette terre trop hâtivement remuée ? Quelles femmes l’enseignement viril de Sèvres fera-t-il de ces enfants ?

....... .......... ...

Les élèves, encore sous l’impression de cet accueil, se demandent en reprenant leurs livres à la page commencée :

— Que lui a-t-on fait, pour que nous ne puissions, sans mentir, l’appeler : la Meilleure, notre Mère.

Chargement de la publicité...