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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XXII

Lettre de Berthe Passy à Mlle Isabelle Marlotte, professeur au lycée de jeunes filles, Tourcoing.

« Sèvres, avril 189 .

» Dieu soit loué, l’Ancienne ! Sèvres avant de mourir, aura connu les beaux jours de Saint-Cyr. Racine est dans nos murs, Maintenon sous notre toit.

» Je t’arrête : il ne s’agit point de cavalcade, mais d’une représentation digne des mémoires de Caylus, puisque dimanche, sur les huit heures de relevée, nous eûmes petit gala.

» C’est le Saint-Cyr pénitent, qui revécut dans le huis clos d’une représentation extraordinaire, et la Jeanne d’Arc de Jérôme Pâtre. Rien n’y manqua, pas même « ces belles larmes » que le poète versa.

» Ah ! le plaisant homme que Jérôme, il mène en grande chevauchée la bonne Lorraine, des tréteaux du Châtelet au tapis bleu de l’École, de l’huis des séminaires aux estrades des lycées. C’est une croisade pour délivrer Jeanne d’Arc, prisonnière de l’Oubli.

» Un paladin ! quoi.

» A la longue, Jeanne d’Arc nous reviendra ; qu’importe, Sainte ou Mascotte, pourvu qu’elle soulève la Patrie au vol de son étendard. C’est le rêve de Jérôme, c’est le rêve qui fit battre, dimanche, le cœur de toute l’École.

» Ne compte pas sur moi pour un laïus de circonstance, Jérôme t’enverra sa pièce ; il t’aimait bien. Tu verras que son drame suit de très près l’histoire, le roman en est écarté ; cette trilogie : « Vocation, Glorification, Passion » de Jeanne d’Arc, me semble la division naturelle d’un drame historique, dont le lignage est plutôt du côté de Shakespeare que du côté de Corneille.

» Ma mère l’Oie raconterait cette vie de la Pucelle, qu’on en pleurerait, juge un peu quand Jeanne d’Arc, elle-même, se raconte avec une naïveté, une franchise, une ignorance de l’être sublime qu’a été cette paysanne.

» Jérôme a bien fait d’adorer dévotement, sans hasarder son œuvre sous une parure inutile.

» Pourquoi la pièce écrite en prose, n’a-t-elle pas réussi ; pourquoi la critique, au lieu d’admirer la grande actrice qu’est Segond-Weber, n’a-t-elle retenu de son verbe que les tirades patriotico-révolutionnaires, un peu prématurées. Ce fut une bamboula frénétique des vieux héliastes du théâtre.

» Enfin le four, le four noir, Jérôme l’a connu.

» Il en tomba malade ; songe que Jeanne d’Arc est la passion d’une vie déjà longue.

» Les noirs cheveux blanchissaient, sa barbe fourchue se « hirsutait », et sa verve : essoufflée, ma pauvre ! sa petite langue pointillante, sautillante, immobile maintenant ; oh ! le temps du « rossignou » était passé.

» Paix, paix, ma chère, nous ne le laissâmes point en c’t’état-là, après maints colloques, où chacune offrit ce qu’elle avait… trouvé, on décida de jouer Jeanne d’Arc à l’École, sans décors, sans costumes, sans autre spectateur que Jérôme.

» On lui donnerait la joie de voir sa pièce toute nue, et de n’entendre d’autre musique que des mélodies de Haydn et de Beethoven.

» Ainsi fut fait. En grand mystère, on prépara cette galante sérénade : personne n’en souffla mot. Vois-tu le cheveu de d’Aveline frémir, jaloux de la noire chevelure, et M. Lepeintre nous crier : « Ohé ! Jeanne d’Arc, elle est surfaite » !

» Quelle inoubliable soirée, ma vieille. J’ai beau me trémousser dans l’École, avec des airs hurluberlus, c’est pas pour rien que je suis de Paris, j’aime le panache ! J’ai joué mon rôle comme un petit soldat.

» N’était pas bien long, ni bien difficile, puisque j’étais La Hire. En moult occasions je devais répondre : Jarnidieu !

» Mais tu n’y entends rien, si tu ne sais pas, avec quelle âme, on peut pousser ces Jarnidieu.

» Et ma prière à « sire Dieu » ; parole, La Hire m’eût accolée comme un frère.

» On se disputait les rôles ; on les tira au sort, mais le choix voulut que Marguerite Triel fut Jeanne d’Arc ; n’en a-t-elle pas la plastique, la belle tête d’illuminée ?

» Elle a été admirable, émue quand il le fallait, douce, tragique, navrée, toujours simple et sincère, plus qu’une actrice ne saurait d’être. L’âme de Jeanne d’Arc vivait en elle. Si tu l’avais vue à genoux, écoutant les « voix », les cherchant de ses grands yeux fascinés. Ce n’était plus la Marguerite que tu as connue, mais un être qui resplendissait d’une joie surnaturelle.

» Je voyais les lèvres de Jérôme trembler ; il se pencha vers Mme Jules Ferron, à quatre pas de La Hire, et lui dit :

» Jamais ma pièce ne m’a causé une émotion pareille… la voilà enfin la Jeanne d’Arc rêvée !

» Et j’ai vu, oui, j’ai vu notre bon maître qui pleurait.

» Un triomphe, un triomphe délirant ! Jérôme ne savait comment nous dire merci ; parions que d’un seul geste il eût voulu nous englober sur son cœur. Enfin il est content.

» Mais nous n’en avons pas fini avec les honneurs rendus à Jeanne d’Arc, puisque Jérôme s’est fait le « barnum » de la Grande française.

» Il l’a conduite, tout dernièrement, jusqu’à la barrière du faubourg Saint-Germain.

» Une duchesse, oui, ma chère, et de Pomone encore, fit demander à Jérôme Pâtre trois conférences sur Jeanne d’Arc. Nous fûmes de la troisième ; je pense que le public aristo faisait défaut, à moins que la bonne dame fût exempte de préjugés.

» Cette duchesse, lady en Écosse, prêtresse officiante d’une théosophie occulte, habitacle successif de Marie Stuart et de Jeanne d’Arc, est une extraordinaire douairière qui habite Holy-Rood… avenue Loban.

» On nous reçut, non dans l’Oratoire, où ont lieu les entretiens magiques, mais dans le Hall ; un hall épatant, ma vieille ; rien ne peut te donner une idée de ce décor. Vraiment pour une femme seule, la dame de céans a trop d’âmes et trop de pommes.

» Elle porte en écusson cinq pommes, et ces cinq pommes on les retrouve sur la marqueterie du parquet, dans les ferronneries des portes, sur les boiseries, les vitraux, les tentures, où elles montent jusqu’aux caissons de la voûte, épanouies en cinq allégories : Ève, Pâris, le jardin des Hespérides, le vieillard d’Orient et peut-être bien, je n’affirme pas, Babet au pays de Corneville.

» Il m’a paru même, que la duchesse de Pomone, sous sa robe d’orfroi, portait ses armes parlantes de façon assassine.

» Hélas, pendant deux heures on nous y fit croquer le marmot !…

» Pardonne ma pauvre vieille, si au lieu de te parler cours, École, philosophie, je te conte nos divertissements imprévus.

» J’ai voulu t’envoyer, de Sèvres, un de ces rayons blancs, comme il en passe parfois sur notre ciel gris. Te rappelles-tu ces clartés qui filaient sur l’École, les soirs où, de ta fenêtre, nous regardions Paris. Nous n’étions pas de la fête mais cette lumière, qui ployait jusqu’à nous les branches de son éventail, était encore une joie.

» Souris un moment, ma pauvre vieille, va, je devine tes tristesses, qui demain seront les nôtres. Tu n’oses pas nous écrire que tu souffres, tu n’es pas de celles qui se plaignent, pauvre cœur discret. Notre École, c’est ton paradis perdu. Je savais que te parler de nous, c’était alléger la contrainte du présent.

» Ma bonne humeur est un de ces feux du soir, je veux que tu en aies ta part, vieille et loyale amie, c’est la seule richesse que je puisse partager.

» Écris-nous plus souvent ; dis-nous tes peines, tu parles trop des autres pour ne rien nous cacher de toi-même.

» Crois-moi toujours, le plus sûr, le plus dévoué de tes camarades de route. Pourquoi ta directrice veut-elle t’embéguiner ? ça me paraît aussi cocasse que de voir « Marianne » porter un goupillon.

» Faut-il en parler au bonsoir ? Je suis assez bien en cour… chut, on me tutoie. Use vite de mon crédit « souvent femme varie ».

» Aussi avec ceux que j’aime, mordious je veux être garçon.

» Fidèle.

» Berthe Passy. »

P.-S. — Le mariage de Renée Diolat est fixé au 15 mai ; elle lâche l’alma mater. M. Marnille veut avoir une femme, et non ce trois quarts d’épouse qu’est le professeur marié. Brave homme va, ce que c’est que d’avoir la tête pleine de beaux contes ! en épousant notre Renée, il écrit le plus joli de tous, et rien ne sera inventé.

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