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Les Sèvriennes

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CHAPITRE X

LA MORT DE CHARLOTTE

Un frisson secoua toute l’École, quand, au sortir des cours, on apprit que Charlotte était morte.

Un long sanglot monta de tous les cœurs, vers cette petite chambre où, presque seule, si loin des siens, une Sèvrienne venait de mourir.

On l’aimait pour sa joie, pour l’allégresse de sa vie laborieuse, pour l’espoir qu’elle donnait, à chacune de connaître un jour le logis qui s’égaie au rire des petits enfants. Son bonheur n’avait pas de jaloux.

La voilà morte !

Ce fut un long gémissement chez ses compagnes, qui s’enfuirent pleurer dans leur étude, tandis que les autres, dans une morne épouvante, restaient là sans rien dire, sans une interrogation, rendues stupides par cette mort foudroyante.

On la savait à peine malade. Et puis, est-ce qu’on meurt à vingt ans ? Est-ce que la jeunesse n’est pas plus forte que la mort ? A leur chagrin se mêlait l’effroi d’un coup imprévu. Ainsi la mort rôdait autour d’elles. Pour la première fois, l’inexorable entrait dans la maison ; tout de suite elle s’était enfuie emportant, comme dans un rapt, ce jeune corps amoureux de vie, qui ne connaîtrait maintenant d’autres caresses que cette horrible étreinte !

Un air de plomb étouffait les poitrines. Devant leurs livres ouverts, toutes pleuraient. Les plus fortes cherchaient à se reprendre, et l’une d’elles ayant voulu lire pieusement le Dies iræ à genoux, près de la place vide où Charlotte avait travaillé, elles écoutèrent en sanglotant, se joignant de tout leur cœur à l’appel désespéré qui montait vers Dieu.

Celles qui ne priaient plus, ouvrirent leurs livres, relisant, si près de la morte, une page de Socrate, de Lamartine ou de Guyau. Toutes les pensées montèrent vers elle, et dans l’invisible, l’âme de l’École posa sur son front, le fraternel baiser.

Un silence effrayant couvre cette maison blessée. Trop vieille pour sourire aux cris joyeux, elle a des larmes encore pour l’enfant qui connut à peine la douceur de son sein maternel.

Les heures passent, la cloche ne sonne plus, tout est désert, le parc se dérobe, les premières feuilles d’avril s’évanouissent dans l’ombre, mais sans cesse, on entend le jet d’eau qui sanglote, qui sanglote dans la nuit.

Au bord d’une fenêtre, une lueur tremblante : voilà le cierge qu’on allume pour la veillée funèbre.

....... .......... ...
....... .......... ...

Henri Dolfière arriva quelques heures avant la mort de Charlotte.

Dès qu’il la vit si pâle, avec ses grands yeux qui déjà regardaient ailleurs, il la sentit perdue, et comme un fou, se jetant à genoux, il prit la main qu’elle lui tendait, l’embrassa, la serrant à la briser. Charlotte souriait, n’était-ce pas le Sauveur qui enfin venait d’entrer ?

Elle ne parlait plus, mais elle eut la force encore d’attirer à elle la main du bien-aimé, elle la plaça sur son cœur.

Que voulait-elle dire ?

— Vois, bientôt il ne battra plus ? ou bien était-ce le don très chaste de sa chair qu’elle lui renouvelait en face de l’éternité !

De grosses larmes tombaient de ses yeux sur la tête d’Henri, qui se serrait contre cette pauvre petite poitrine blessée, lui jurant qu’il venait la sauver, qu’ils allaient partir, qu’on les marierait tout de suite, pour qu’il la soignât mieux, et la guérit.

On les avait laissés : pour la première fois, il était seul dans la chambre de sa fiancée.

Que se dirent-ils ?

Que lui demanda-t-elle ?…

Quand Marguerite revint, apportant une potion, elle entendit la voix grave d’Henri, qui répondait à Charlotte :

— Je te le jure.

Les yeux clos de la mourante s’entr’ouvrirent pour remercier le bien-aimé.

L’agonie fut courte. Comme le jour finissait elle passa.

Ce fut Mlle Vormèse, priant à l’écart, qui s’approcha de l’enfant et lui ferma les yeux.

Henri tomba inerte, sans larmes, sans cris, se mordant jusqu’au sang, pour ne pas hurler sa douleur et sa colère ; car, c’est contre Dieu que tout son être affolé se révoltait, d’avoir fait mourir la femme qu’il aimait…

....... .......... ...

Charlotte semblait dormir dans son petit lit de jeune fille, sous une nappe de verdure et de fleurs. Ses compagnes avaient arraché, aux vieux murs du parc, des touffes de clématites fraîches, des traînées de lierre, et ce lit de morte fut une jonchée d’avril, un nid qui embaumait le printemps.

On cueillit dans les bois, les branches qui portaient les premières feuilles, on les dressa tout autour de la chambre, comme un rideau qui frémissait encore. Quelques tigelles étaient couvertes de ces flocons neigeux, que le vent sème durant la saison d’amour, et ces flocons qui s’envolaient d’un souffle, retombaient sur les mains jointes de Charlotte.

L’École vint s’agenouiller auprès du lit. D’Aveline, qui souffrait du chagrin de Marguerite, voulut aussi revoir son élève. Jérôme Pâtre vint, tous suivirent, et ces hommes que la vie avait différemment meurtris, restèrent muets.

Quelles paroles humaines peuvent chasser l’épouvante du mystère ?

Marguerite ne quitta pas son amie ; on lui avait accordé la grâce de la veiller seule, avec Henri Dolfière.

Elle restait là prostrée, n’ayant plus de larmes, souffrant dans tous ses membres, comme si on avait arraché d’elle le cœur de Charlotte.

Henri, blême, les yeux sans regard, se détournait des étrangers qui pleuraient sur la morte en faisant un grand signe de croix.

Ses yeux, fascinés par les yeux clos, la bouche close, croyaient par instant les voir s’ouvrir, pour recevoir le baiser que jamais sa bouche n’avait osé donner à la sienne.

Sa douleur fut déchirante, quand il comprit enfin qu’elle était morte.

Le matin du dimanche, toutes cloches sonnantes, le cercueil s’en alla vers le petit cimetière, qui se cache à la lisière des bois.

Le pasteur avait donné l’absoute, et des hommes portaient sur leurs épaules le corps léger de Charlotte, qui pour la dernière fois, traversa les longs corridors, la cour où le jet d’eau lui parla, le parc.

« Adieu, adieu, » disait le drap blanc qui s’accrochait aux buissons.

— Adieu, adieu, répondaient les jeunes branches qui se penchaient, sans craintes, pour frôler d’une caresse de sœur le cercueil de Charlotte.

Le sable crissait sous le pas des hommes montant péniblement. Henri et le tuteur de sa fiancée menaient le deuil, puis venaient tous les professeurs de l’École. Mme Jules Ferron, seule, impassible, venait en tête du long cortège des Sèvriennes silencieuses, suivant, accablées, ces chemins familiers, où rieuse et pensive, Charlotte avait passé.

Le calvaire fut long.

Marguerite s’étonnait d’entendre chanter les oiseaux, de respirer cet air frais que parfument les fraises d’avril. Tout arrivait jusqu’à elle, comme des choses venues d’un autre monde ; depuis cinq jours, elle n’avait plus conscience de vivre.

Longtemps, on chemina sur la route radieuse. Une porte ouverte laissa passer le cortège. Parmi les tombes les plus humbles, dans ce petit cimetière de campagne, les hommes descendirent doucement, avec des mains qui ne voulaient pas faire mal, le cercueil de Charlotte.

Penché sur la fosse, Henri la regarda descendre… Ainsi c’était fini ! c’est là que pour toujours elle allait dormir, celle qui devait être sa femme, celle qui lui avait promis les joies de l’amour. On allait l’enfermer dans ce trou et jamais, jamais plus, il ne la reverrait.

D’Aveline s’avança pour dire adieu au nom de l’École.

En quelques mots délicats, il sut dire quelle apparition gracieuse elle avait été, quel charme lui attirait tous les cœurs.

Puis, ses compagnes vinrent, le même mot revenait, lugubre : « Adieu Charlotte. Adieu, adieu »… Marguerite voulut baiser la terre qui couvrait son amie.

Alors on entendit, à travers les sentiers du cimetière, le toc-toc-toc des fossoyeurs, et la terre gourmande reprit aussitôt, pour la vie éphémère des plantes et des arbres, cette chair qu’on lui abandonnait.

Quand, à la porte du cimetière, on chercha Henri, il n’était plus là. On sut après qu’il s’était échappé dans les bois de Sèvres, pour y crier sa douleur, et comme un fou, se rouler, mordre la terre qui ne rend jamais sa proie…

Longtemps, cette nuit-là, Marguerite entendit les toc-toc-toc funèbres de la pluie tombant sur le toit. Du jet d’eau montait un appel morne et lent, plainte, regret, voix des trépassés.

Alors, essuyant ses yeux, elle ouvrit le livre que Berthe avait posé là :

« On peut penser que la mort est un pas en avant, non un brusque arrêt dans le développement de l’être. On peut enfin espérer ne pas y perdre, comme en un naufrage, toutes les richesses intérieures qu’on a amassées, mais traverser la mort, en emportant glorieusement le monde de pensées et de vouloirs généreux qu’on a créés en soi. »

Puis, ayant lu ces lignes consolatrices, il lui sembla que l’espoir luisait à travers sa douleur, et que Charlotte quelque part la regardait.

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