Les Sèvriennes
CHAPITRE XIII
AUTOUR D’UNE TASSE DE CAFÉ
Adrienne Chantilly a invité ce jour-là quelques Sèvriennes à prendre une tasse de café. Un parfum violent de peau d’Espagne s’exhale des étoffes algériennes, suspendues tout autour de la chambre : meubles, cuivres, nattes, bibelots, cette pacotille criarde donne au cadre de la jeune beauté, l’aspect d’un bazar, sous les arcades Rivoli. Sur les étagères, des photographies de Pierre Loti, costumé suivant ses états d’âme ; sur la table de nuit, près du vaporisateur, Mounet-Sully, dans la célèbre attitude du To be, or not to be, si avantageuse à la plastique du beau comédien.
Une cafetière chantonne dans la cheminée ; Berthe Passy, allongée sur une natte, surveille les préparatifs, pendant qu’Adrienne tourne hâtivement le moulin à café. Marguerite Triel feuillette un album tunisien ; Hortense relit une lettre d’Eugène ; Thérésa, sans façon, inspecte l’appartement.
— Ton café sent rudement bon, ma vieille, fait Berthe, qui s’étire entre deux bâillements arpégés, mais vas-tu nous faire languir ! Si tu savais ce que j’ai sur l’estomac, tu ne nous ferais pas attendre la docte Lonjarrey. D’ailleurs voici pour elle, et Berthe élevant le bras, montre un flacon de rhum mis bien en évidence, pour sacrifier au culte de la gracieuse surveillante.
— Es-tu grincheuse aujourd’hui, tu ne peux pas attendre cinq minutes, qu’as-tu ? répond Adrienne, qui mesure tranquillement son café à la cuillère, et le verse avec mille précautions dans l’intérieur d’une cafetière russe. Tiens, visse-moi ce filtre, je n’ai pas de force dans les doigts.
— Ce que j’ai, tu le demandes ! et Berthe, accroupie devant une table mauresque, tourne de toute la force de sa poigne, le filtre qu’Adrienne lui a tendu. J’ai depuis dix-huit heures sur l’estomac le Saint-Honoré du dépensier, et ma première soirée dans le monde. Ça reste là, j’ai beau faire le boa, ça ne passe pas ! Le café, le café, ou je te lâche ?
— Patiente, ma petite Berthe, tu sais bien qu’on va se payer la tête de Lonjarrey et celle de Christofla dans ses chansons de l’Ukraine.
— Tu as les lendemains tristes, toi. Allons raconte ton mal (avec un beau geste de tragédie),
— Berthe, Berthe, racontez, crie Hortense, radieuse d’avoir relu pour la dixième fois l’épître de son Eugène. Boudiou moi qui ai si peur de faire une gaffe quand ma série ira en soirée ; entrer, sortir, saluer Mme Jules Ferron, jouer la comédie, boire devant elle une tasse de thé ! Boudiou, Boudiou, c’est pas à Montauban que j’aurais appris ça !
— On a prévu votre ignorance : il y a des monitrices dans l’antichambre, et Marguerite, amusée par les souvenirs comiques de sa première soirée chez Mme Jules Ferron, ferme l’album pour continuer l’initiation.
On vous dira : En rang, mettez vos gants.
Attention ! je frappe, suivez-moi, glissez, ne marchez pas (ça, c’est pour les Scientifiques). Saluez, et si vous le savez, faites une révérence. Prenez ce siège. Taisez-vous, parlez, applaudissez, mangez, saluez. Allons-nous-en !
Vous en savez autant que moi sur le protocole de l’École de Sèvres.
— Et quoi, c’est là tout ?
— Oui, ma chère, de neuf à onze heures on s’ennuie en musique, les deux mains sur le ventre, les yeux sur le nombril. C’est l’attitude du sage !
— Dis-donc Berthe, ce n’était pas la tienne hier soir. T’es-tu assez trémoussée sur ton fauteuil, jambe de ci, jambe de là, la tête en haut, la tête en bas. Tu te tiens très mal dans le monde ; j’avais des inquiétudes pour la vénérable ruine qui te portait, tu lui as donné le coup de grâce !
— Comment, tu oses me blâmer ! Elle est bonne celle-là : faire revenir les gens de Paris à cinq heures, les arracher à leur paternel, à leurs amis, à leur chatte, aux petits plats du dimanche, pour les tenir assis, muets, face à face en rangs d’oignons.
Et qu’est-ce qu’on leur offre ? un harmonium pleurard, un piano nasillard, des voix qui chevrotent. Autant vaudrait suivre le service de l’Armée du Salut, là au moins tout y est cocasse.
Oh ! je vous recommande un air des petits agneaux pour harmonium et piano ; il m’a pris l’envie de faire une ronde avec la vieille Lonjarrey et de chanter, au beau milieu de ce salon :
Et ces sentences inouïes : (imitant la voix de Mme Jules Ferron).
— Je n’aime pas le Chôpin, mon enfant, ch’est une mugique malchaine. Oui, oui, on ne doit pas faire attenchion aux paroles qu’on chante. Ch’est la mugique qui est tout.
— Oh là là ! Ça ferait plaisir à mon paternel. Je demande au prochain tour à chanter un laïtou laïtou, sur une pirouette.
Vous savez, vous autres, il faut s’exécuter, et payer en monnaie de singe la tasse de thé et le rhum, et les tuiles de l’Illustre Veuve.
(Imitant encore la voix de Mme Jules Ferron.) Et vous Marguerite, vous êtes mugichienne ? nous vous écoutons. Et vous Jâne vous récitez ? et vous Victoire vous chantez ? Toutes y passent, je…
Marguerite interrompit ce flot de paroles, qui de lui-même allait s’arrêter, dans un de ces bâillements dont Berthe était coutumière.
— Allons, allons, vilaine gamine, ne t’emballe pas, tu as rattrapé le temps perdu. Savez-vous qu’hier soir, dans le couloir des chambres, cette incorrigible s’est mise à faire de la boxe avec une « troisième année », qui a eu le nez cassé d’un coup de poing !
— C’est vrai, j’ai fait la folle, j’avais de tels grillons dans les jambes, que d’un bout à l’autre du couloir, je me suis ruée sur toutes les épaules que je rencontrais. Mathilde a voulu riposter, et devant sa porte : un, deux, moulinet. (Prudemment les Sèvriennes se mettent hors de portée.) Je lui ai envoyé mon poing en pleine figure : ah ! le beau coup !
— Dis-donc ne recommence pas ; va plutôt quérir Mlle Lonjarrey et racoler Jacqueline, voilà le café qui filtre.
D’un bond Berthe Passy est dehors, et l’on entend, sur les planches sonores du couloir, la bête échappée qui piaffe et se rue chez Mlle Lonjarrey.
— Cette Berthe, quel type ! Mme Jules Ferron se gondolerait à l’entendre, fait Thérésa, dont les réflexions manquent assez souvent aux plus élémentaires convenances.
— Ne croyez donc pas un mot de ce qu’elle vous dit. Berthe a le don de faire des charges à propos de tout. Je vous assure que cette soirée a été un peu longue, un peu morte, mais pas si ennuyeuse que vous l’imaginez.
On entre là à petits pas, comme dans une chapelle : l’harmonium est dans le coin, le buste de Jules Ferron, au milieu. Il y a des sièges. Des fleurs aussi…, sur le tapis. Aux murs des tableaux anciens, alternant avec des glaces.
Mme Jules Ferron parle à chacune de nous ; il faut lui répondre avec mesure, avec tact ; elle applaudit d’abord, on applaudit ensuite. On l’applaudit elle-même, quand elle joue en grande artiste du Beethoven.
Vous lui verrez un air riant, et dans sa longue robe à traîne, une dignité simple qui la transforment ; nous ne sommes plus ses élèves, mais ses invitées. C’est très curieux à observer. Par malheur, nous, nous ne changeons pas ; la gaieté se fige sur tous les visages, il y a quelque chose de contraint, de glacial, qui gâte la fête qu’on nous offre.
Les « troisième année » ont joué M. Perrichon ; Labiche a, paraît-il, toute l’année les honneurs du tapis bleu, puis on a pris le thé, debout devant sa chaise ; Mme Jules Ferron tient la théière et passe, Mlle Lonjarrey suit… avec le rhum et le sucrier, la doyenne offre les gâteaux secs ; on boit timidement, avec la terreur de commettre une maladresse. Les tasses sont de Chine, offertes à l’orateur par un mandarin de passage et…
La porte s’ouvre en coup de vent, Berthe Passy s’efface, laissant passer la riante Mlle Lonjarrey, puis Marie Christofla, dite Jacqueline « une seconde année », qui parsème sa chevelure de fleurs, et sa robe de bijoux.
fait Berthe parodiant Béranger,
Le café est exquis, on le savoure assis à la turque sur les nattes éparses ; seule Mlle Lonjarrey se prélasse dans un fauteuil : Berthe lui a pris les deux pieds, et a calé sur un coussin de drap fin, brodé par quelque odalisque, les deux « arpions » de la surveillante.
— Mademoiselle, un peu de ce rhum Letchy, première marque.
— Volontiers, mon p’tit.
Une rasade tombe dans la tasse, puis une autre plus longue ; Mlle Lonjarrey, en connaisseur, déguste avec de petits claquements de langue.
— Que disiez-vous donc, mes p’tits, quand je suis entrée ?
— Marguerite nous racontait ses impressions sur la soirée d’hier ; elle est ravie, Berthe aussi, de l’accueil si gracieux que leur a fait Mme Jules Ferron…
Mlle Lonjarrey n’a point vu le roulement d’yeux de Berthe, ni le rire déguisé de toutes ces jeunes bouches, qui feignent de chercher, au fond de leur tasse, la dernière goutte de café.
— Oh ! mes p’tits ! on ne sait pas quel grand cœur est celui de Mme Jules Ferron ! moi qui suis son bras droit, j’en sais long là-dessus ; si je parlais…
Puis, changeant brusquement de sujet, par suite de cette infirmité d’esprit qui l’empêche de suivre une idée jusqu’au bout : Aurez-vous de gentilles toilettes pour la fête de l’École ? Vous savez qu’il est défendu de se décolleter : ni bras, ni épaules nus ; pour le reste ça vous regarde. Au fait ne parlons pas de cela, puisque c’est une surprise que vous nous ferez. Adrienne, passez-moi le flacon…, exquis ce rhum, exquis.
La main, desséchée, tremblote ; et l’odeur de rhum échauffé se répand tout autour de Mlle Lonjarrey.
— Aviez-vous remarqué, mademoiselle, fait Berthe, en humant à plein nez l’odeur sui generis de la surveillante, dont le corps à la longue l’imprègne d’alcool, aviez-vous remarqué que Myriam Lévis se présente toujours de profil ?
— C’est vrai, mon p’tit, elle fait valoir ce qu’elle a de mieux.
— Un profil de médaille.
— Pour le temple de Salomon.
— Une reine de Saba, quoi !
Et Marguerite fredonne :
— Je crois que Myriam ne moisira pas dans notre corporation. Elle se mariera tout de suite.
— Qui sait ? on se marie difficilement par le temps qui court ; vous toutes, mes p’tits, ne vous faites pas d’illusions, vous ne trouverez pas facilement chaussure à votre pied…
— Tant pis, mademoiselle, on se consolera ; moi d’abord je suis amoureuse !
— Vous mon p’tit ! et de qui ? allons Berthe dites, dites.
— Je n’ose pas.
— Mais si, dites, dites.
Tous les regards dévorent Berthe, qui feint un embarras subit, et se traînant sur la natte, à la façon d’un cul de jatte, s’approche de Mlle Lonjarrey et pose sa tête malicieuse dans le giron de la vieille fille.
— Vous le voulez, mademoiselle.
— Oui, dites, dites, serait-ce de M. Pâtre, de M. Criquet ? peut-être de M. d’Aveline ! La vieille Lonjarrey grille d’impatience.
— Eh ! bien voilà, mademoiselle ; je suis amoureuse… (rougissante)… de pommes de terre frites.
— Ah ! ah ! ah ! elle est bien bonne, ah ! ah ! ces p’tits veulent se payer ma tête, ah, ah !
Le rire, qui secoue la bouche prodigieuse, et met en branle le dentier de Mlle Lonjarrey, gagne toutes les Sèvriennes ; on se lève, on se presse, on tire Berthe qui se défend.
— Mais oui, je vous dis que je les adore ; tant pis si je moucharde, mais je vous jure que le dépensier nous les rogne, il les compte, mademoiselle, il les compte. Si c’était un effet de votre bonté de lui dire qu’il en mette un peu plus dans sa poêle.
— Oh ! mon p’tit, je vous donnerai les miennes ! elle caresse Berthe du bout de son doigt sec comme une branchelette, et mire son petit verre de rhum dans l’éclat de la flamme ! Hein quel esprit franc ! quel cœur ouvert ! rien de caché là-dedans. Il faudra que ce soir je conte ça à Mme Jules Ferron.
Revenons donc à ce que je vous disais tout à l’heure. J’en causais justement ce matin avec Mme Jules Ferron : ces p’tits, disais-je, ne se marieront pas ; elles en valent bien d’autres cependant.
Ainsi, moi, je ne suis plus jeune, je ne suis pas jolie, eh bien, qui m’épouserait ne ferait pas une mauvaise affaire… au bas mot, je rapporterais 10.000 francs par an à mon mari.
— Et comment ? Boudiou, Ugène ne m’en demande pas tant.
— Suivez bien mon raisonnement :
| Appointements fixes | 2.000 fr. |
| Tenue de maison, pas de coulage, ordre, économie, couture, repassage, blanchissage, etc. Est-ce trop d’estimer ça | 6.000 fr. |
| Mes goûts sont modestes, je ne vais ni au concert, ni au théâtre (ni au café, chuchote une voix impertinente), tout cela représente bien, bon an, mal an | 2.000 fr. |
Faites l’addition, voilà mes 10.000 fr.
— C’est net comme torchette. Et vous n’avez pas trouvé d’épouseur à ce prix ?
— Non ma p’tite Berthe ; je tiens trop à l’École pour la quitter jamais : on m’aime, car vous m’aimez, n’est-ce pas ? on vient me voir, j’ai des poussins un peu partout, qui viennent me faire fête le dimanche. Vous verrez mes « pipos », les pipos de mon cousin, et mes p’tits « blaux », pas un ne m’est infidèle. Je vous inviterai chez moi, un jour qu’ils seront là.
Eux, ça ne compte pas. Vous n’avez pas de dot, mes p’tits, ils ne vous feront point la cour : ah ! les hommes, pas un qui calcule comme nous…, de la poudre aux yeux… faut savoir jeter de la poudre aux yeux… Ah ! si j’avais encore votre âge, pauvre Lonjarrey… Vous verrez plus tard, vous direz : Elle avait bien raison, Mlle Lonjarrey, comme elle connaissait la vie !…
Le rire tremble sur toutes les lèvres, qui se crispent dans une grimace attendrie. Marie Christofla, très digne, se retire à l’anglaise sans avoir placé ses chansons de l’Ukraine ; les Sèvriennes ne s’en aperçoivent pas, empressées autour de la pauvre incomprise, qui soudain entendant sonner la cloche des cours, tend son verre à Didi.
— Il n’y a que ça qui ne trompe pas, mes p’tits, encore une goutte, une petite goutte.
— Oui, mademoiselle, la goutte de consolation.