Les Sèvriennes
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
LE RETOUR DES SÈVRIENNES
Depuis midi les grilles de l’École sont ouvertes. C’est un chassé-croisé : élèves, parents, amis, bagages, fournisseurs, pêle-mêle s’engouffrent. Enfin, l’air circule dans les couloirs abandonnés depuis deux mois ; l’odeur si triste des vieux murs s’évapore.
C’en est fait du silence : un flot de vie est entré dans l’École. Sous le pas alerte des Sèvriennes, les escaliers crient, les portes grincent, les voix s’élèvent, et la cloche en sonnant, ranime ce corps engourdi qui, dans l’ombre, pleure des larmes de salpêtre.
Comme ces vieilles gens qui ouvrent à regret leurs bras à la joie bruyante des tout petits, l’École semble chagrine du retour des Sèvriennes.
Le personnel, depuis le matin, est en mouvement. Les bonnets à brides volettent, ponctuent ici et là, de leurs ailes blanches, le clair obscur des corridors. M. le dépensier, tout bouffi, jette ses ordres, court du réfectoire à l’office, des cuisines au monte-charge, voyant tout, sachant tout, dévisageant les Nouvelles, qu’un mot vif photographie au passage.
Là-bas, dans la tiédeur du jour qui tombe, le jet d’eau chantonne ; son âme, captive sous un réseau de perles, redit les paroles anciennes et qu’on sait un peu folles. Sur l’aire blonde de la cour, tombent les premières feuilles mortes ; mais tout le sang de la terre monte dans les arbres du parc, qu’un émoi, un frisson, inconsciente mélancolie des choses, transfigure, comme un visage qui se pare d’une fraîcheur éclatante aux approches de la mort…
Debout, à la fenêtre de sa nouvelle chambre, Marguerite Triel regarde les coteaux d’alentour, couverts de leur « toison fauve ». On ne verra plus briller, le soir, les petites lumières des maisons closes ; Saint-Cloud se dénude ; seule, la croupe de Brimborion est encore verdoyante.
Tout est triste ! Elle regarde songeuse. Est-ce bien là ce paysage radieux dont le souvenir l’enchantait la veille encore ; et cette chambre, cette cellule de béguine, au papier sali, à la cretonne déteinte, à l’accueil hostile, c’est là qu’elle va vivre toute une année. Quoi, c’est cela qu’elle regrettait !
La déception de ce retour l’oppresse comme un chagrin ; n’y tenant plus, Marguerite abandonne ses affaires, glisse son journal dans le tiroir de la table, et vite s’enfuit embrasser Mlle Vormèse, puis chercher dans leurs chambres, ses compagnes arrivées avant elle.
N’ayant trouvé personne, Marguerite s’installe pour attendre, au tournant de l’escalier. C’est une montée, une dégringolade perpétuelle de Scientifiques et de Littéraires, qui toutes, gamines en dépit de l’âge, n’ont jamais eu le temps d’apprendre la marche lente, et le rythme d’un pas léger.
— Bonjour ma chère ; comment allez-vous ? Quelle mine superbe ! Hein, contente de rentrer ?
— Ma foi non.
— Et pourtant ce cher Pâtre et le jeune Criquet !
— Encore bouquiner, oh ! là là !
— Connaissez-vous les nominations ?
— Quelques-unes.
— Myriam Lévis, pas agrégée, débute à Molière !
— Pas possible. — Mais oui, on dit que le ministre avait remarqué le profil. — Au scandale.
— Et Renée ? agrégée, tombe dans un trou, à Mamers.
Les bruits de pas étouffent les paroles. D’autres Sèvriennes montent.
— Avez-vous vu la Veuve ?
— Non, je n’irai chez elle qu’au bonsoir.
— Vous a-t-elle répondu ?
— Jamais de la vie : vous savez bien qu’elle a pour principe, de répondre deux lignes aux agrégées, et rien aux licenciées.
— Mais plus tard écrit-elle ?
— C’est selon le cas que notre mère fait de nous…
— Très bien, quand je serai professeur, je ne la fatiguerai pas de mes lettres…
Elles passent.
Monte Adrienne Chantilly, en collant de drap vert russe ; elle conduit trois nouvelles que Mlle Lonjarrey lui a recommandées ; une petite arabe, au corps nerveux, aux yeux longs, s’entr’ouvrant pleins de caresses, des joues olivâtres qu’ambre un rayon de soleil, c’est Juliette Malville ; une grosse paysanne, aux traits mous, au regard terne : Marianne Brunie ; la troisième, élégante, distinguée, des yeux frais, comme ces fleurs bleues, qu’on nomme les « cheveux de Vénus », très blonde, une bouche rouge, extraordinairement sensuelle : Hélène Dinan.
Toutes trois, élèves des lycées de Paris, forment un groupe d’intellectuelles pures : l’une est hégélienne, l’autre disciple d’Auguste Comte, la dernière, par snobisme, nie la matière, et ne conçoit que la vie spirituelle.
— Ah ! que je suis heureuse de vous revoir, Marguerite, fait Adrienne Chantilly, présentant ses trois nouvelles amies, à la plus jolie Sèvrienne. C’est une embrassade polie, Didi picore les joues qu’elle baise, craignant d’y laisser le velours éphémère de ses lèvres.
Elles passent.
Marguerite, dont la tête pâle, tout auréolée de cheveux blonds, se détache, entre les portes, comme une figure de sainte dans un triptyque ouvert, ne s’aperçoit pas de l’admiration qu’elle excite. Impatiente, elle cherche ses amies, et ne voit, au bout du couloir, que Victoire Nollet, portant, de toute la force de ses bras maigres, un matelas fraîchement rebattu.
— Bonjour Victoire, est-ce que vous déménagez à la cloche de bois ?
— Pas du tout, mon chat, je répare une injustice. Le dépensier m’a collé un vieux matelas, quand j’ai le droit d’en avoir un neuf ! j’ai réclamé, personne ne m’écoute. Je porte le mien à une première année, et je rapporte celui-ci !
— Allez en paix, Victoire, Épictète n’est-il pas avec vous, ajoute Marguerite railleuse.
Sous le faix du matelas qui l’écrase, Victoire continue son chemin ; personne ne s’offre à l’aider. A bout de force, elle tombe, mais ne lâche pas sa proie.
Soudain, au bas de l’escalier, on entend des voix joyeuses, un talon qui sonne allègrement :
L’école en marche, éclate de rire, en reconnaissant le refrain favori de Berthe Passy, qui monte quatre à quatre, et surgit accompagnée du « Paternel » en sabots, le béret à la main.
Il porte, dans un cabas, des colchides délicatement protégées par une collerette de fougères ; autour du cou, de longs fils de lierre. Sans dire un mot, il se débarrasse de son fardeau, embrasse sa fille, remet sur les papillotes échevelées, son béret de drap, et se sauve, laissant les Sèvriennes ahuries de cette apparition rustique.
Berthe agacée fronce le sourcil.
— Eh bien ! quoi ! c’est mon père. Sommes-nous au Jardin des plantes ici ?
Puis toute à Marguerite qui la serre dans ses bras :
— Ce que je suis contente de t’embrasser, toi. Il y a si longtemps qu’on ne s’est vu ! et tu n’écris pas ! Enfin, la belle, me diras-tu ce que tu as fait pendant ces vacances.
— J’ai vécu je ne sais dans quel pays d’ennui, auprès de ma vieille cousine. J’ai lu, couru, bâillé ! oh bâillé ! surtout le dimanche, quand on allait faire des visites.
— Tu n’as donc plus d’amie là-bas ?
— Non, depuis que je suis à Sèvres, je n’en ai plus ; je suis solitaire au milieu des jeunes filles que je fréquentais ; nous n’avons plus rien de commun, ni vie, ni pensée, ni rêve.
— Mais, insiste Berthe, avec malice, si les femmes t’ennuient, il te reste les hommes !
— Eh ! bien, non, j’inquiète les hommes. Ils m’admirent, parce que je suis une savante, mais leur admiration est… comment dirai-je… suspecte. Il y a autre chose, par derrière, que du respect.
Oui Molière a peint toute la province, quand il a dit :
Les gens de chez nous pensent comme lui.
Au fond, les hommes s’imaginent que nous sommes trop savantes pour rester chastes, et qu’il nous est bien difficile, libres comme nous le sommes, d’être honnêtes.
— Tu crois ?
— Oui. Ces choses-là, on ne nous les dit pas encore, mais on les devine à leurs regards, à leurs poignées de mains…
Et les femmes ! en voilà qui ne nous pardonnent pas de nous être déclassées, en gagnant notre vie.
J’ai horreur de tout ce monde-là.
— Aussi, ma chère, fit Berthe en l’entraînant dans sa chambre, quel besoin avais-tu de te fourvoyer à l’École ! Quand on est faite comme toi, on épouse le plus gros sac d’écus, on a la gloriole de signer, le matin de ses noces, un contrat de vente corporelle !
Et tu as la naïveté de croire, qu’on estimera plus ton apostolat de professeur, que ce mariage, qu’appelle si bien nôtre Jérôme « une prostitution légale ! »
C’est fou, ma chère. Nous sommes en dehors de l’ordre social, nous sommes presque un genre neutre, celui des Indépendantes ou des Révoltées. Et tu veux qu’on nous honore ! Quelle bonne foi que la tienne, j’en ris.
— Si tu savais, ma pauvre amie, comme je souffre de voir clair. Ces vacances ont été pour moi une lente désillusion. L’École me manquait trop.
— Eh quoi Mme Jules Ferron ?…
— Non, ce n’est pas elle que je regrettais, c’est ce milieu où tout nous élève, où naturellement, on arrive à modeler sa vie sur les vies qu’on admire, où l’effort est joyeux, où le travail est une forme du bonheur.
Ici, j’ai une autre âme, d’autres yeux. Ici tout ce qui est beau m’entraîne. Je suis fière d’appartenir à l’École, de préparer ma carrière de professeur, de vivre libre, d’une vie laborieuse, qui sera féconde pour moi, pour les autres.
Là-bas, j’ai l’âme recroquevillée ; je suis les autres en silence. Comme la route m’a semblé longue !
Berthe attristée écoute son amie ; cet aveu de Marguerite lui va droit au cœur, elle sait les tristesses de l’avenir, mais courageusement elle veut les ignorer, aller droit au but, sans se soucier de l’escorte qui l’accompagne, des pays qu’il faudra traverser.
— Allons, Marguerite, demain tu auras oublié ton ennui. Nous voilà chez nous, arrange ta chambre, sors tes livres, je t’apporte des fleurs de Barbizon ; demain tu retrouveras tes professeurs, tes triomphes de Sèvrienne.
Allons, allons, en avant pour la Licence…
Marguerite reste songeuse, son regard semble chercher quelque chose qu’elle ne retrouve pas.
— Ne trouves-tu pas l’École changée ?
— Mais non, l’État n’a point retapé notre caserne ; je revois des murs qui suintent, des murs qui croulent.
C’est toujours tout pareil.
— Il y a je ne sais pas quoi qui me manque, je suis dépaysée ; cette chambre m’étouffe ; j’aimais tant l’autre.
Vois-tu, nos anciens rêves sont les hôtes invisibles de nos chambres, ils gardent, pour nous les rappeler, les sourires ou les larmes qui les ont vus naître… un charme les enchaîne aux murs qu’ils n’abandonneront jamais plus… Je sais maintenant, ce sont ces Dieux Lares, gardiens de mon autre chambrette, que je souffre de ne pas retrouver ici.
— Ma grande, ma grande, prends garde, tu rêves trop, tu souffriras. Veille, ton imagination va déchirer ton cœur.
Moi aussi, pendant ces deux mois, j’ai bien pensé à la vie qui nous attend. La forêt m’a donné de son sang, je reviens plus forte, plus sauvage ; je veux vivre seule. Dans mon baluchon de vagabonde, j’avais mis quelques Balzac, je les ai lus au pied des vieux chênes. Parlons-en de la Comédie humaine, de l’Amour qui fait grimacer tous les masques. Quel dégoût !
— Tais-toi, Berthe, tu blasphèmes. L’amour ne peut jamais être ignoble. Non, c’est quelque chose de divin, qui rayonne en nous, nous pétrit sur un modèle plus beau. Berthe, je le pressens, l’amour nous transfigure, un cœur qui aime ne peut être que très grand.
Ne juge pas la vie d’après ces livres. Entre eux et nous, il y a un mystère.
Crois-tu que la vie aux yeux d’une vierge soit la même qu’aux yeux d’une femme ? Non.
Et puis vois-tu, j’aimerais mieux mourir à l’instant, si je ne dois pas espérer l’amour…
— Marguerite ?
— Oui, Berthe, je ne suis plus la même, mon cœur s’est ouvert comme un nid… (elle ajouta tout bas), je l’écoute chanter.
Un tumulte dans l’escalier d’honneur fit ouvrir toutes les portes, trois êtres, trois magots apparurent de front.
— Mamz’elle, si vous plaît, où c’est ti que va coucher notr’ demoiselle, Élodie Fourraud, de Marseille.
— Quel est son numéro de chambre, monsieur ?
— Élodie t’sait-t-y ton numéro ?
— 56, papa.
— Je vous y mène, et Berthe, embrassant Marguerite, sa traînée de lierre sur l’épaule, se fit le cornac des trois phocéens.
— Enfin, les voilà donc !
Marguerite, radieuse, les mains tendues, s’élance dans l’escalier, au-devant de Charlotte et d’Henri Dolfière, qui franchissent la grille de l’École.