← Retour

Les Sèvriennes

16px
100%

CHAPITRE XXIV

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

Dimanche 12 avril.

Rouvre-toi cher journal : je n’ai pas fini de souffrir.

Quel spectacle terrifiant j’ai eu sous les yeux depuis Sèvres jusqu’aux Moulineaux. La crue de la Seine est énorme, par endroits, le fleuve touche le talus du chemin de fer.

Du côté de Paris, l’eau est visqueuse comme une chair pourrie ; du côté de Sèvres, profond miroir d’étain ou de plomb, elle étincelle.

Aucun sillage ne la meurtrit, aucune hélice n’ose déchirer ce corps fluide, où s’étouffent les clameurs ; mais que de souffrances crispent ces flots, qui si doucement coulaient.

La Seine fonce devant elle, dévore les prés, goulûment, comme un fauve exaspéré par un trop long jeûne, sans autre bruit, que celui d’une langue monstrueuse qui laperait la terre.

Les îles s’enfoncent, les pontons ballottent, les épaves se heurtent aux barrages des arbres, noyés pacifiques, dont l’eau arrache les branches, tue les bourgeons frémissants.

Sur le ciel infiniment gris, les corbeaux tourbillonnent, tourbillonnent, traçant sur les nuages, gonflés comme des tombes fraîches, le signe noir d’une croix funèbre. C’est une tristesse de mort, qui endeuille jusqu’aux maisons.

Quel jour pour le revoir !

Sur le viaduc d’Auteuil, j’ai croisé des gens qui passaient très vite, l’air effrayé d’entendre sourdre à leurs pieds une vie formidable qui les menace. Soudain, derrière eux, le soleil se lève, flamboie sur l’eau ténébreuse qu’il pénètre, qu’il fouille. Mais la nymphe d’hier, effrayante Isis, reste inviolable dans son suaire mouvant. La colonne de feu s’abat, brusquement engloutie par l’ombre du fleuve.

J’ai fui cette vision de malheur.

Pourquoi la mélancolie, ou la souffrance des choses, semble-t-elle nous avertir que la douleur approche ?

J’ai marché longtemps à la dérive, désâmée.

Me voici rue Raynouard, à l’atelier d’Henri. Un mur tout branchu, dans une rue de maisons mortes ; une porte vermoulue, qu’une vieille clanchette de fer ouvre et ferme, retombant avec le bruit si triste qu’ont les choses fêlées.

C’est là.

Mon cœur m’étouffe ; je n’oserai pas entrer. Charlotte, Charlotte, elle est près de moi.

Une cour ; l’herbe s’écrase sous des blocs de marbre, sous des statues de saints, des clochetons ; tout est austère comme en un chantier d’église.

Henri !

Voilà mes mains dans les siennes, comme il est changé ! ses yeux ont un éclat qui me trouble, sa main me brûle !

Pauvre Henri ! Qu’attend-il de moi ?

Je ne sais plus où je suis, cette route funèbre, ce cloître, lui si pâle qu’il semble avoir donné son sang goutte à goutte.

Tout mon être défaille.

Je vais donc la revoir, l’approcher encore. Les mots s’étranglent dans ma gorge, je répète ce nom, le sien, qui tant de fois, depuis un an, s’est uni à celui de Charlotte.

Henri m’a fait entrer dans une grande salle nue, crépie à la chaux. Le jour tombe très blanc, éclairant quelques statues emmaillotées de linges. Le sceau, l’ébauchoir, traînent près d’une motte de glaise ; quelques chaises, une table ; au milieu de dessins la dernière photographie de Charlotte, toute fleurie de violettes.

Quel refuge pour vivre avec une morte ! Comme il a dû l’aimer.

Mes yeux cherchent ; en tremblant, avec une voix que je ne me connaissais pas :

— Où est-elle ?

Un voile tombe.

La voilà.

A quel instant de ma vie pourrais-je oublier cette apparition ? comme c’est bien, ma pauvre Charlotte, l’amie charmante de Sévigné, la sœur qu’elle reste pour moi.

L’amour l’a ressuscitée plus belle, son âme rayonne sur sa bouche, elle est vivante dans sa chair de marbre. Qu’il est profond ce cri de l’amant, qui cherche là une femme, et n’étreint qu’une statue.

Et ce n’est qu’une image, fixée au cœur d’un miroir blanc, qui reçoit les baisers, mais ne les rend jamais.

Longtemps, longtemps, nous avons pleuré ensemble, n’osant élever la voix, pour ne pas effaroucher l’être invisible qui joignait nos cœurs.

C’est un pur symbole qu’Henri a trouvé pour la tombe de Charlotte : un bas-relief assez élevé, rappelant par sa forme et sa décoration les bas-reliefs Louis XVI.

Sur un petit mur, dont le dessin rappelle le vieux mur de Sèvres, avec ses pampres sauvages, sa toison de clématites fleuries, s’adosse un banc rustique. Charlotte est assise. De longs vêtements souples laissent apparaître la ligne virginale. Son image se détache à peine sur le mur ; par un modelé très doux, qui donne au marbre cette lumière colorée, cette transparence, caractéristique des œuvres de Rodin, tout ce corps charmant semble repris par la matière, qui laissa son œuvre inachevée.

Elle lisait là, comme aux jours familiers. Soudain, une tempête passa, jetant à ses pieds, dans un tourbillon de feuilles et de fleurs, une colombe morte, qui de son aile, couvre encore le nid qu’elle avait préparé.

Charlotte regarde avec effroi le vol des colombes effarouchées, tandis que sa main, abandonnant le livre, d’un geste implore les oiseaux d’amour.

Dans l’encadrement de ce bas-relief, parmi les guirlandes, Henri a écrit ces mots qui disent toute la vie de Charlotte :

Elle riait à l’amour ;
Un souffle de mort passa,
Brisant ce nid où dorment les Colombes.

Une lumière vaporeuse caresse cette tombe, rayonne sur ce visage de jeune fille, qui s’anime et se fond avec une grâce divine.

Elle me plaît cette image de l’évanouissement d’un être, déjà repris — fleur, arbre, ou plante — par la matière. Si les morts ont des yeux, Charlotte aurait souffert d’emblèmes effrayants, qui couvrent nos cimetières chrétiens ; le symbole païen rappelle mieux, à ceux qui l’aimèrent, la poésie de sa beauté.

Mes larmes silencieuses ont dit à Henri l’œuvre admirable qu’il vient de faire pour Charlotte.

....... .......... ...

Tout bas, loin d’elle, l’ami m’a raconté sa vie depuis un an ; l’horreur des premiers mois, où il songea à se tuer. L’apaisement, la résignation lâche au destin dès qu’il s’était remis au travail. Alors le désir fougueux de faire pour elle une œuvre virile, de demander à cet amour brisé, l’inspiration qui crée des choses éternelles… puis ses doutes revenus, le suicide lent de son corps dans cet atelier, où il avait vécu en communion surnaturelle, épuisante, avec l’être invisible que son amour recréait.

«  — Maintenant l’illusion est finie ; on va l’emmener là-bas ; elle ne m’appartient plus. J’ai déchiré mon cœur pour y trouver cette statue. Elle partie, c’est le dernier arrachement…

» Vous m’avez aidé, Marguerite, à monter mon premier calvaire : aujourd’hui, c’est encore votre main amie que j’appelle, ne m’abandonnez pas. »

L’abandonner, grand Dieu, n’est-il pas tout pour moi !

De quelle voix il s’est plaint, chaque parole se gravait douloureusement en moi. Pourquoi ne m’a-t-il pas appelée plus tôt, moi qui ne pensais qu’à lui, moi qui lui aurais parlé d’elle, essayant de lui rendre courage, de le consoler d’un espoir. Sa vie est longue encore, n’y a-t-il plus de place pour la joie ; ne peut-il plus aimer ?

Qui a aimé comme lui, doit aimer encore ; il faut pour lui-même, pour le grand avenir qui l’attend, le détourner du passé.

N’est-ce pas mon devoir, moi l’amie qu’il appelle enfin, de le rattacher à la vie ; de lui montrer le but glorieux qu’il doit atteindre. Ne puis-je donc pas l’aider, de toutes mes forces, à devenir un homme, lui que je retrouve faible comme un enfant ?

Oh ! si, je le veux ; je veux qu’il soit très grand, et qu’il doive à l’amie, ce qu’il demandait à la fiancée.

Nous ne disions plus rien, souffrant l’un et l’autre au réveil des souvenirs qui nous ont meurtris. J’avais gardé sa main dans la mienne, je la serrais, pour l’assurer que s’il le voulait, je resterais toujours son amie à lui, comme j’avais été l’amie de Charlotte.

La nuit est venue, effaçant autour de nous ces apparences d’êtres. J’étais engourdie, sans force pour me lever et lui dire adieu ; j’aurais voulu rester là près de lui, toujours. Dans cette obscurité, plus rien n’existait du passé, qu’une immense tristesse qui liait mon âme à la sienne.

Sa tête est tombée sur mon épaule, ses larmes ont mouillé ma poitrine. Il n’a rien dit, mais tout mon être a tressailli à l’appel de cette détresse.

Doucement, d’instinct, mes lèvres sont descendues, fermant ses yeux clairs, éloignant d’un baiser, l’image qui torture mon pauvre ami.

Je suis partie à la nuit close, la petite porte vermoulue s’est refermée sur moi, avec le bruit si triste qu’ont les choses fêlées.

Est-ce sur ma vie ancienne que cette porte se ferme ?

Je suis revenue à l’École fiévreuse, inquiète.

Ce baiser, ce premier baiser que je donne, est-ce un baiser de sœur ?

Est-ce la pitié qui me pousse vers lui ?

Est-ce encore de l’amitié ?

Alors, pourquoi ce trouble près de lui, cette langueur subite, quand j’ai senti ses larmes me brûler délicieusement.

Pourquoi, au seul souvenir d’Henri, tout mon être défaille-t-il ?

Regarde en toi même, Marguerite, tu es seul juge de dire qui l’emportera dans ta vie, du tumulte des eaux, de l’étendue morne, de l’étoile merveilleuse qui brille sur son toit.

Chargement de la publicité...