Les Sèvriennes
CHAPITRE XXV
COURS DE LITTÉRATURE
PASCAL
D’Aveline continua :
« Il lui reste aux lèvres le goût de la mort. Depuis sa conversion, elle habite en lui. Pascal est un mourant qui cherche Dieu, avec l’épouvante de sa justice. Il a choisi la route du martyr, mais il tâtonne, écrase en gémissant les joies qui se lèvent à ses pieds. Sa chair s’épuise, il la flagelle. Son sang coule, il pleure le sang de Jésus. Il tombe, mais se relève pour courir vers l’Aube éternelle.
» Et dans cette nuit, où son âme agonise, humble, il murmure à Dieu des mots ineffables. Comme son génie se revanche, dans ces prières sublimes que nous lirons tout à l’heure.
» Cherchez quel philosophe, quel poète, quel moraliste, a connu le désespoir de Pascal en face de la mort ?
» La sérénité des anciens peut-elle apaiser son effroi ? est-ce l’indolent scepticisme de Montaigne qui donne la résignation ? A ses yeux, les tendresses d’ici-bas, sont bien vaines pour affermir l’espoir d’un rendez-vous céleste.
» Chrétien, le mystère de l’au delà l’écrase. Éternité des joies, éternité des peines, voilà notre sort, Dieu le tient suspendu.
» Êtes-vous fous de ne pas trembler, de vous laisser piper à ces apparences de vie, vous, Épicuriens, de rire au plaisir, vous, Stoïques, de croire à votre vertu orgueilleuse. Dieu vous damne, vous, qui n’ouvrez pas à son appel le tabernacle mutilé de vos âmes.
» Seigneur, que vous faut-il donc ?
» Que ta vie soit l’holocauste volontaire, le don expiatoire qui rachète tes péchés, et tire de la misère présente la grandeur de mon pardon !
» O hommes ! hâtez-vous, hâtez-vous, la mort est là qui rôde ! Suivez sa lumière, car vous vivez dans les ténèbres ; vous serez perdus pour l’Éternité, si vous n’entendez la parole de Dieu… »
La voix se fait lointaine, s’assourdit, puis éclate en tempête, secoue rudement les endormies. Ce n’est plus d’Aveline qui parle, c’est Pascal qui menace, cingle, sous le fouet divin, ces âmes esclaves, toutes chaudes encore de la tiédeur du nid.
Recueillies, frissonnantes, les Sèvriennes écoutent d’Aveline. Elles ne songent plus à prendre des notes, l’angoisse de Pascal les déchire ; c’est la plainte de l’âme en peine qui passe sur elles toutes.
Ce cours de littérature, un des derniers avant les examens d’agrégation, est le commentaire du chapitre IX des Pensées de Pascal.
Brusquement, d’Aveline a fermé le livre. Empoigné par la tristesse de ces pages, il se lève, quitte la chaire, et tout en marchant devant les tables d’élèves, improvise cette méditation.
Une grande mélancolie tombe sur les Sèvriennes qui se penchent, n’osant avouer leurs larmes, s’isolant, presque farouches, dans cette solitude qu’ouvre la pensée de la mort.
Malgré l’éclat du jour, les rumeurs de la rue, la classe s’est assombrie, et la voix de d’Aveline les trouble, comme le chant grave et triste du violoncelle. Il dit, ce chant, la tristesse de l’abandon, la pitié infinie, pour ces créatures impuissantes que le Seigneur mène où il veut, qu’il réprouve à son gré. Il dit la folie de nos rêves, de nos amours, de nos actions. Il gémit de ne pouvoir imiter les anges, de croupir dans ce cloaque d’erreur.
La voix semble pleurer, menacer, gémir, avant de s’éteindre en un murmure très doux, qui jette, sur ces âmes enfiévrées, une apaisante caresse.
D’Aveline s’arrête. Toute la classe vibre. Il se penche sur elle, avec le plaisir d’un dilettante, suit la route mystérieuse, la route saignante qu’ont suivie ses pensées.
Le cours de littérature, en troisième année, a pris un caractère nouveau. D’Aveline n’est plus le professeur qui, d’un doigt capricieux, feuillette l’esprit des Sèvriennes, pour y jeter ici, un ornement, et là, une retouche. Sa leçon perd son allure pittoresque, amusante. Il ne s’agit plus d’étudier l’éloquence ou la logique ; mais de former l’âme de ces jeunes filles, en abordant le côté réel, « vécu » des œuvres classiques.
Non que d’Aveline veuille imposer un culte unique, et comme Jérôme Pâtre, enrôler les Sèvriennes sous la doctrine de Kant. Lui les conduit à travers la vie, tantôt sous la garde d’un sceptique tel Montaigne, d’un passionné tel Pascal, d’un imaginatif tel Rousseau.
Elles sont libres de choisir.
Ce qu’il veut, en étudiant avec ses élèves, les hommes qui s’imposent à notre respect par l’intelligence, c’est exciter, chez ces jeunes filles, le sens de la poésie, l’enthousiasme réfléchi.
Par là, il veut corriger, en les faisant entrer au cœur même de la vie, la vision du monde héroïque et romanesque, qu’imaginent les solitaires de vingt ans.
Ce cours sur Pascal, commencé depuis trois leçons, les ramène impérieusement à l’examen de conscience.
Après avoir aimé la mort, au temps des aspirations vagues, vers la quinzième année, elles s’en détournent avec effroi. Pourtant, elles le savent, cette pensée constante de la mort, et de l’au delà, est la seule qui nous donne la notion positive de ce que nous sommes dans la vie universelle.
— Est-ce que, de l’idée du néant ou de l’immortalité, ne dépend pas notre règle de vie ?
Une barre creuse le front obstiné de Victoire Nollet. La mort, pour elle qui a vu mourir sa sœur, est une nécessité qu’il faut subir, mais à qui l’on ne doit rien soumettre.
Quoi, tout son travail pour agrandir son être serait nul aux yeux de Dieu ! Sans la grâce elle ne peut être sauvée, et la grâce n’est qu’un caprice de l’Omnipotence !
C’est impossible, à chacun selon ses œuvres. Pascal est un mauvais maître qui vous désarme devant l’action.
Victoire relève la tête, et regarde bien en face d’Aveline, qui épie sur ces figures sincères l’émoi de sa lecture. Dans les yeux qui le fixent, il n’y a qu’énergie, mépris de la mort.
Près d’elle, Jeanne Viole est secouée d’un grand frisson, frisson de l’oiseau exilé du ciel.
— « Ah ! ce Pascal, il vous prend, vous emporte, vous jette meurtrie à la porte d’un cloître ; cette vie ne vaut pas d’être vécue ; j’entends sonner un glas céleste, c’est la cloche des moniales, c’est l’Orante qui m’appelle vers l’époux mystique… »
Ses yeux chavirent, ses joues pâlissent comme une hostie dans l’ombre, laissant croire à d’Aveline, que sa parole fait naître l’extase.
— « Cabotine », murmure Berthe, en s’amusant à crayonner, au dos de son Pascal, l’extase de Jeanne Viole, « décidément elle pince toutes les cordes ».
« Elle ne respecte rien. C’est pourtant terrible ce rappel de la mort. Ce diable d’homme m’a mis le cœur à l’envers. Ai-je jamais pensé que je pouvais mourir et m’en aller où ? Retrouver qui ?
» Il y a quelque chose de plus affreux que cette angoisse brutale, c’est le silence de ceux qui sont partis on ne sait où… »
Berthe n’a pas peur de la mort, elle est trop insouciante elle-même, mais elle tremble à la pensée que « son vieux » doit partir le premier, et que sans doute ils ne se retrouveront jamais.
Un sursaut chasse cet effroi de leur affection brisée, une immense tendresse lui réchauffe le cœur. Oh comme elle va l’aimer, le câliner, lui faire une vieillesse heureuse à son pauvre Jules ; qu’au moins, il ait son Paradis sur terre, ne l’a-t-il pas durement gagné. La vie n’a pas été tendre pour les Passy ; qu’il doive à sa petiote la douceur des derniers jours ; la mort qui le prendra lui semblera moins cruelle, si le père s’en va un sourire sur les lèvres.
La figure cachée dans ses mains, Marguerite pleure.
Trop de souvenirs cruels l’accablent, elle n’a pu retenir ce flot de larmes qu’appelle la voix de d’Aveline. Elle les connaît pourtant, ces pages terribles, que seuls peuvent aimer ceux qu’on ne console pas.
Ces mots vulgaires, ces images brutales, la saisissent d’effroi, comme si, devant elle, on fouillait la terre, pour lui montrer l’œuvre ténébreuse de la mort.
Tout ce que son imagination voile s’étale là, comme une pourriture qui lui fait horreur. Elle a peur, son être éclatant de vie regimbe, et ramène sur soi la pitié qui s’en va, vers les restes innommables de ce qui fut l’adorable Charlotte.
La mort fera son œuvre, sur elle aussi, tout ce qui fait sa beauté, ses yeux, ses cheveux, sa chair blanche, où courent comme des sources de petites veines bleues, son parfum, son corps qu’elle aime, la mort demain en fera, pour les autres, un objet de dégoût.
Elle se sent lâche devant cet anéantissement ; l’incertitude de l’au delà, la rejette éperdument vers toutes les forces de la vie : seule certitude que nous ayons.
Est-ce pour nous préparer à mourir, en vivant dans la pénitence, que Dieu nous a créés ? Faut-il faire de sa vie un désert ? renoncer au bonheur, à la joie d’unir son être à un être adoré, donner à Dieu seul son cœur, sa chair, son rêve de Vierge ?
Non, non, tout son être se révolte devant une pareille malédiction.
La pensée de la mort, de la ténébreuse destruction des êtres, exalte follement son désir de vivre, de posséder la vie, l’amour, la volupté, tous ces biens que Pascal condamne.
Aimer, aimer, voilà le souverain bien, Dieu n’a jamais voulu écraser ses créatures sous la malédiction d’une vie solitaire.
« Je t’aime, je t’aime » chuchote son cœur, « je t’aime, je t’aime » répètent ses lèvres brûlantes, et ce mot maintenant signifie tout, c’est la loi qu’il faut accomplir, pour que la vie soit éternelle.
Lumière, joie, caresses, voilà ce que sa jeunesse répond aux cris de Pascal. C’en est fait de la torture qui l’épuise, elle a vu clair. Henri, elle aime Henri ; c’est lui qui la prendra, c’est lui qui sera la chair de sa chair. Elle sent battre son cœur dans le sien, et son sang brûle de ne pas couler encore avec le sang du bien-aimé…
Marguerite ne sait plus où elle est ; la voix de d’Aveline est un bourdonnement, une plainte vague qui passe sur elle.
Que peuvent les lamentations de Pascal sur ce cœur ivre d’amour ?
De la terre morte de cette classe, montent des parfums ardents, c’est l’odeur violente du Paradou. Demain, avec Berthe, elle retournera lire l’abbé Mouret, sous l’ombre fraîche des arbres. C’est là, que ces pages flamboyantes de soleil, où tout se pâme et râle d’une immense volupté, éveillèrent en elle le frisson du désir. Quelle ivresse lui vient de ce livre, complice du rêve éperdu qui, la nuit, la soulève et lui ouvre les bras vers celui qu’elle appelle…
Derrière ses mains jointes, Marguerite boit ses larmes, dérobant à d’Aveline, à celles qui l’écoutent, son émoi.
Quelque chose d’inconnu, de farouche et de mystique, plus fort que sa pudeur, la pousse impérieusement vers l’ami malheureux. Elle tremble à la pensée que peut-être il ne l’aime pas, qu’il ne veut pas qu’un autre amour le console. Pourtant, à travers ses yeux clos, elle le voit à ses genoux, parlant, suppliant, et déjà tout son être défaille du désir de ces lèvres qui cherchent les siennes.
D’Aveline a rouvert son Pascal, et lu, avec un frémissement, le mystère de Jésus, ineffable cantique de l’amour mystique. « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. »
Les Sèvriennes, recueillies, écoutent le dialogue divin, que répète pour elles, la voix grave du violoncelle. Respectueux du silence, des larmes muettes de Marguerite, d’Aveline s’approche d’elle, fait sa voix plus caressante encore, pour dire l’admirable poème de Sagesse :
Vers lui se lèvent alors deux yeux illuminés, non plus les yeux de madone, si langoureux et si frais, qu’à les voir se poser sur lui, d’Aveline les avait aimés, mais deux grands yeux consumés implorant de l’Amour cette réponse de Dieu :