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Les Sèvriennes

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CHAPITRE X

JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

1er novembre.

Je ne quitterai pas l’École pendant ces deux jours de congé. Charlotte est souffrante, ma vieille cousine est encore à Orléans ; que ferais-je seule dans Paris ? J’ai un peu peur de ces sorties, je suis gênée d’un regard, surtout de ces regards qu’on rencontre le soir et qui vous déshabillent. Il m’est odieux d’être suivie, je perds la tête, je me sauve.

Je resterai dans ma chambrette, à coudre mes mousselines, qui égaieront ces fenêtres ; à piquer quelques photographies de musée ici et là.

Je ne m’ennuyerai certes pas, j’ai mon journal, mon André Chénier, et ces pages, si drôlement écrites, que Berthe Passy m’a apportées ce matin.

Elle s’amuse à faire des portraits, et sa plume campe ses personnages en vrais types de comédie mais il faut la voir, quand elle lit ce qu’elle vient d’écrire. Toute sa figure est en mouvement ; les yeux noirs pétillent ; le nez, très François Ier, s’allonge encore, la bouche accentue l’impertinence ou la gauloiserie du trait. C’est là un masque d’une mobilité si expressive, qu’à la regarder, on croit voir les personnages mêmes qu’elle peint.

— Voici le premier, qui est frappant.

Mlle Lonjarrey

Des pantoufles discrètes, feutrées, glissant de porte en porte, entraînent, sans aucun bruit, l’ombre écouteuse de Mlle Lonjarrey, qui, du petit coup sec d’un doigt osseux, viole l’entrée de nos chambres, sans s’émouvoir d’un pantalon qui tombe, d’une chemise qu’on enlève.

Par le profil, Mlle Lonjarrey descend du grand Condé ; mais la fortune n’a point souri à son auguste ressemblance !

Mlle Lonjarrey cumule, à l’École de Sèvres, les fonctions de gardien de la paix, et de truchement entre les élèves et l’administration.

Le code en main, elle surveille, censure, dresse un rapport, avec un zèle, un sérieux, une bonne foi, qui mériteraient ailleurs quelque gratification. Mais par une étrange infirmité de l’esprit, chez elle, les idées s’embourbent ; au milieu d’un discours, la roue s’enraie et ne tourne plus.

Dans cette retraite de l’intelligence, Mlle Lonjarrey rend les services de l’Invalide à la tête de bois. Cependant, elle a conscience de la hauteur de ses fonctions. « Nous avons résolu », dit-elle, et ce nous est une politesse à l’adresse de Mme Jules Ferron.

Mlle Lonjarrey, très classique par la forme de son visage, tient encore du grand siècle le respect du maître. Sèvres est une cour, Mme Jules Ferron en est la Reine : il importe, pour bien vivre, de plaire à son souverain.

Dès l’aube, elle hume et prend le vent ; si elle caresse ou aboie, on sait en quelle estime le maître vous a.

D’humeur gaie, cette longue et maigre dame, en son profil chevalin, aime à fouiller les petits secrets, et à donner quelques avertissements. C’est un phonographe qui enregistre, par intermittence, de belles et graves paroles ; sa mémoire sème, à tort et à travers, des axiomes philosophiques, qui sont pour elle autant de règles de vigilance, et pour les Sèvriennes autant de prétextes à rire.

Car cette brave Lonjarrey est une si bonne fille ! dans le particulier, elle adore le militaire, — chacun sait ça — et ne dédaigne point, en son honneur, de vider à tout coup son petit verre de « Calvados ». Elle a le gosier sec, ou pour tout dire, sa vraie philosophie tient, tout entière, dans cette larme odorante qu’elle échauffe entre ses doigts osseux, et qu’elle sirote goutte à goutte.

Et par petites gouttes, elle en a tant bu ! et de tant de sortes ! qu’il s’exhale d’elle un parfum de cerises, de pommes, de prunes, d’oranges, de raisins distillés. Son cabinet ne fleure plus l’odeur des roses, qui se pâmaient entre les seins de la Pompadour, alors que penchée sur une carte d’Europe, son épingle d’or piquait les victoires de Louis le Bien-aimé !

De respirer, là-haut, ces fumets qui les grisent, les petits amours titubent en trottinant sur la corniche, et tout autour de la Cantinière pompette, cul par-dessus tête, effrontément se roulent !

Monsieur le Dépensier

Mossieu le Dépensier a la barbe et le port d’un Sultan qui, pour jouer la comédie, porte tablier bleu en son harem !

Cognant, jurant, sonnant, voilà le roi de notre valetaille : les chambrières lui font la barbe, les mitrons en émoi, redoutent ses colères d’Agamemnon, porteur de lardoire. Les Sèvriennes affamées sourient au rogne-portion qui, pour un œil vif, donne 4 bûchettes, et le plus gros rosbeef à la plus gentillette !

L’Infirmière

Une grande chatte maigre, au sourire fin, aux cheveux rares, nourrie aux lettres contemporaines, frottée à tous les poulaillers de théâtre, ayant, au bout de sa lorgnette, le nez des actrices célèbres, la plastique des cabotins en vogue, et dans sa tête les ritournelles de tous les opéras.

La plus originale des infirmières ! connaissant Aristophane, et parlant Esthétique, avec la science comparée d’une femme qui en douche 20 autres chaque matin.

On aime ses tisanes, d’un goût relevé, parfois équivoque. C’est la gazette de Hollande, qu’on lit entre deux portes, pendant que thé, café, ou chocolat — ô drogues exquises ! — chantonnent sur le gaz aux frais du Gouvernement.

Concierges

Philémon et Baucis à la porte du Temple.

Ils vieillissent là, modestes, tranquilles, attendant la maladie et la mort.

Au seuil de l’extrême vieillesse, peut-être une indulgente philosophie leur fait-elle croire qu’une bergerie heureuse est une bergerie mal gardée.

Silencieux dans leur loge, ils laissent faire, ils laissent passer, ayant acquis par là des droits à l’ingratitude humaine !

— Avez-vous encore vos parents ? demandait-on à leur fils potache quelque part.

— Oui, madame, mon père est Fonctionnaire à l’École de Sèvres.

Est-ce tapé ! j’aime ce tour d’esprit railleur et si vivant ; on la croit méchante ! Que non, Berthe a un cœur qu’on ne soupçonne pas ; chez elle tout est de primesaut. Sa verve, c’est l’éclat brutal, mais franc, d’une sève généreuse. Sa droiture est inexorable devant toutes les petites hypocrisies qu’on découvre peu à peu autour de soi.

5 heures soir.

La maison est silencieuse, l’âme de ces vieux murs, de ces ronces, de ces arbres, s’est envolée ce matin. Les cloches sonnent tristement, lentement ; personne à qui parler de ses morts. Ils sont là pourtant, auprès de moi, les chers disparus, je sens leurs yeux sur moi ; embrasser ma mère, ô comme je voudrais embrasser maman…

La corde a chanté sous mon doigt, très grave ; le jet d’eau s’est tu, pris de langueur ; la nuit tombe : ô triste jour de Toussaint… mon âme écoute leur âme.

2 novembre, jour des morts.

J’ai travaillé tout aujourd’hui, à ma leçon sur André Chénier, pour ne pas céder à cette tristesse morbide qui m’anéantit. La pensée de la mort m’épouvante, je la fuis ; je n’ai sur terre aucun refuge où mon âme puisse se blottir.

Être seule ainsi, toute la vie ! Il y a des jours comme celui-ci, où je voudrais n’être plus.

— Va, retourne à tes livres, pauvre petite.

J’ai lu toute l’œuvre d’André Chénier ; j’en emporte une impression confuse, ardente, troublante surtout. Ce qui m’a le plus intéressée (faut-il l’avouer sans rougir) ce sont ces vers d’amour, écrits avec l’ardeur d’un sang enfiévré ; ce sont des mots qui ont un parfum, des mots qui ont la puissance d’une caresse, des mots qui me brûlent, et que pourtant, je ne comprends pas toujours.

Tout mon sang est amour, dit-il.
L’amour seul dans mon âme a créé le génie.

Quelle surprise ! je découvre là un poète inconnu, moins pur, moins empoignant que celui de la Jeune captive, mais un poète amoureux, qui sous les grands bois, au bord des fontaines, réveille les nymphes endormies.

Camille, ô voluptueuse Camille, « cette voix qui séduit, qui pénètre, qui touche », sa voix chante encore les beaux vers qui te suppliaient.

Je les lis tout haut, et puis je me tais, comme si je faisais quelque chose de mal.

3 novembre.

Je suis à la torture : que dire d’André Chénier, s’il faut ignorer cette partie de son œuvre, qui à mon sens, vaut bien les Idylles de Théocrite et certaines pages de Virgile.

Si j’allais consulter Mlle Vormèse… j’y vais.

Mlle Vormèse a prononcé ce vilain mot de « poésie érotique ». Cela suffit pour éclairer mon ignorance et m’interdire toute allusion à ces vers.

Allons sagement, classons les fiches que j’ai tirées de Sainte-Beuve, de Jules Lemaître, de Faguet, et cuisinons une belle petite conférence pour jeunes filles, sur le Chénier des Iambes et des Idylles, sans même leur dire, que l’homme qui écrivit ces vers était beau comme un Dieu.

4 novembre.

Mon plan est arrêté, Mlle Vormèse l’approuve, je suis tranquille. J’étudierai, devant mes compagnes, l’âme antique et l’âme moderne dans l’œuvre de Chénier ; j’essayerai de leur montrer la divine poésie des anciens, ressuscitée par cette imagination d’artiste, et la poésie contemporaine née, chez lui, de la sincérité de sa douleur.

5 novembre.

Je viens d’aller faire ma leçon aux arbres du parc. L’air était si doux, que sous les feuillages blonds, près de l’herbe fraîche encore, on se serait cru au printemps. Mon plan bien en tête, j’ai improvisé. Les paroles, les images surtout, naissaient à chaque pas.

La marche rythme ma pensée, je suis toute surprise de parler ainsi sans embarras ; quand un mot s’obstine à ne pas venir, je n’ai qu’à regarder les feuilles, à m’avancer plus loin sous le bosquet, en cherchant, et le mot, le mot cher à d’Aveline, est là sur mon chemin.

5 novembre, 8 heures matin.

Je n’ai pas dormi de la nuit. Je suis nerveuse, hors de moi. Si j’allais manquer ma leçon, être au-dessous de l’opinion qu’après mon examen d’Aveline s’est faite de moi. J’ai le trac.

Mentalement j’offre une rose aux deux saints que j’aime.

Vite, notons les pages à lire. La cloche sonne, je vois d’Aveline qui cause avec Isabelle Marlotte. Mon Dieu que j’ai peur.

Même jour, midi.

Joie, joie. Il a été content, il m’a dit que c’était bien, il a loué mon tact, l’ingéniosité du plan, la pureté et la simplicité de la parole. Je suis ravie, brave d’Aveline, va, si tu savais quelle force me rendent tes éloges, comme je suis prête à me donner plus encore à l’étude !

Je l’aime, cet homme. Tout de suite une grande paix est entrée en moi ; les yeux de Mlle Vormèse m’ont souri, et je me suis sentie en communion de pensée avec lui, avec mes compagnes.

Mme Jules Ferron a daigné, en passant, me sourire : quel éloge !

Inoubliable jour que celui de ma première leçon de littérature à l’École de Sèvres.

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