Les Sèvriennes
CHAPITRE IV
PAQUET DE LETTRES
Quelques élèves, fatiguées de leur première semaine de cours, ont quitté plus tôt la salle d’études, pour se reposer dans leurs chambres, où elles baguenaudent jusqu’à l’heure du dîner. La nuit est venue, le gaz éclaire une haute salle presque déserte. De longues listes de leçons à faire barbouillent les tableaux noirs ; des feuilles de buvard traînent sur les vieilles tables incommodes, tailladées au canif, incrustées d’initiales, luisantes à la place des coudes. Le long des murs, dans les casiers, traîne le « fourbi » de la nouvelle promotion ; dix cocottes en papier, portant un nom en sautoir, représentent les dix Sèvriennes littéraires de première année.
Au milieu de la salle, une poutre mal équarrie soutient le plafond. C’est le Pilori de Sèvres, où les mécontentes ont coutume de clouer leurs professeurs : le père Taillis s’y balance à perpétuité au bout d’un fil.
Trois Sèvriennes, très absorbées par leur correspondance, se hâtent d’écrire, car la cloche va sonner, et l’inflexible Lonjarrey, au nom du règlement, entend qu’au premier coup les nouvelles soient toutes au réfectoire.
Lettre de Victoire Nollet à Mme Nollet, rue Royer-Collard, Paris.
ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE DES JEUNES FILLES
« 8 octobre 189 .
» Chère mère,
» Ne vous inquiétez pas, le régime de l’école me conviendra. J’ai réglé de suite mon emploi du temps, il n’y aura rien de changé dans mes habitudes :
» A 6 heures, je suis debout ; à 6 h. ½, j’ai pris ma douche et fait ma réaction ; à 6 h. 3/4, je suis en étude ; à 7 h. ½, je vais au déjeuner ; je remonte faire ma chambre. Avant 8 heures, je suis à la bibliothèque et à 9 heures au cours.
» Je trouve qu’on a ici beaucoup trop de récréations ; j’y aviserai, il ne faut pas perdre ainsi son temps. Mme Jules Ferron m’a demandé si j’étais bien la fille de Muma Nollet, le vieux Républicain, et sur ma réponse affirmative, elle m’a serré la main, en me disant de me montrer dans la vie la digne fille d’un tel homme.
» Il faut que j’arrive première à la licence. Mes compagnes ne m’intéressent pas beaucoup : j’ai trop à faire. La nourriture est bonne ; je mange la viande et laisse les légumes.
» Adieu, chère mère, je n’ai pas autre chose à vous dire ; j’ai tout Reclus à lire pour faire une leçon sur les déserts.
» Votre fille qui vous aime,
» Victoire Nollet. »
« P.-S. — Mon petit chat, travaille bien à Fénelon, il faut que dans trois ans tu entres première à Sèvres. Dimanche prochain, je viendrai à Paris ; je ferai la route à pied, le docteur dit que ça me fera du bien. Prépare ta version d’anglais, ton discours de Michel de l’Hôpital, nous bûcherons ensemble jusque 6 heures.
» Ta grande sœur qui t’embrasse, mon chat,
» Victoire. »
Lettre de Berthe Passy à M. Jules Passy, poète, boulevard Rochechouart, Montmartre.
« Au bahut, 8 octobre 189 .
» Mon vieux Jules,
» Ne te tourmente donc pas, je suis très bien ici. J’ai pris mes cantonnements pour toute la saison. Je loge au cinquième, côté rue, au deuxième, côté douves, mais pas d’eau en bas pour y faire des ronds.
» Je connais toute la boîte : ça n’a pas été long. J’ai retrouvé ici quelques bons zigs du lycée, et nous avons, en quatre coups de crayon, campé la binette de nos professeurs, je ne te dis que ça !
» Apporte-moi donc, jeudi, des cigarettes et du café, parce qu’ici, c’est l’usage de s’offrir le Kaoua au sortir du réfectoire : ça fait passer le gigot, et le poulet, qui n’a plus que les os « pour avoir trop aimé », a dit Michelet !
» Sois tranquille, je ne rêve pas à la lune ; je laisse ça à ma voisine, Marguerite Triel, un type chouette, qui me botte. En voilà une qui te plairait, mon vieux, pas pionne pour un sou, et belle, et belle ! Elle a même trouvé le temps de garder toutes ses illusions.
» Ce que l’école va démolir tout ça ! Moi d’abord je te préviens que je ne bûcherai pas : je veux ménager ma cervelle, la pauvre ! ces examens l’ont mise à une rude épreuve ; il me faut au moins l’année pour me refaire.
» La vieille Lonjarrey a parlé de toi à « notre illustre mère », et je vois à l’air dont on me reçoit, au bonsoir, qu’on prend tes papillotes et tes sabots pour une fumisterie déplacée.
» Ah ! si l’on savait, ce que te coûtent ces chansons qui nous font vivre !
» Courage, mon vieux, dans trois ans, tu pourras te reposer ; ta petiote te rendra, tant qu’elle pourra, tout ce que tu fais pour elle.
» En attendant, ce qu’elle a de meilleur, son gros baiser, est à toi.
» Ta fille et amie,
» Berthe. »
Ah ! dis à Rosalie de t’acheter de la pommade, et de ne pas oublier, comme ça lui arrive, le mou de Friquette.
Lettre de Hortense Mignon à M. Eugène Laflûte, sergent au 20e d’infanterie, Carpentras.
« Sèvres, 8 octobre 189 .
» Mon Eugène bien-aimé,
» Ah ! comme je me languis d’être seule dans cette maison. Je ne pense qu’à toi ; je voudrais parler de toi à tout le monde ; faut-il que le sort soit méchant, puisque je resterai ici une année sans te voir, — sans te voir — mon amour !
» Mon père m’a conduite à Paris. En route, je lui ai reparlé de notre mariage, il est devenu furieux, il jurait, sacrait, t’envoyait à tous les diables ; je suis sûre maintenant d’être déshéritée si je t’épouse. Mais qu’est-ce que ces choses-là me font : je t’aime, je ne céderai pas, je serai ta femme.
» Tu m’aimes bien, dis ? tu m’attendras dis, tu me seras fidèle ? je t’aime tant ! travaille, je t’en conjure, ne vas pas au café, pense à tes examens de Saint-Maixent qui approchent ; je t’aiderai, je ferai tout ce que tu m’enverras à faire, mais aime-moi bien. J’ai fait un petit autel dans mon armoire ; au pied du Baiser de Prud’hon (un éphèbe beau comme toi, qui embrasse, mange, brûle les lèvres de sa bien-aimée) j’ai mis ta chère photographie.
» Écris-moi, dis-moi que tu m’aimes, nos lettres ne sont pas ouvertes, et du reste, Mme Jules Ferron, une philosophe, ne se préoccupe pas de ces choses-là.
» Au revoir, fiancé adoré, ô le plus beau, le plus aimé des hommes, à toi toute ma vie.
» Je t’adore,
» Hortense. »
Au premier coup de cloche, précipitamment, les trois Sèvriennes fermèrent leurs lettres, et rangèrent leurs casiers, coururent à l’antichambre de Mme Jules Ferron déposer leur courrier.
Le flot des Sèvriennes, affamées par tout un après-midi de travail, se précipita vers le réfectoire, où sur les nappes luisantes, au milieu de chaque table, fumait le pot-au-feu.
Et Berthe Passy esquissant un entrechat, au grand scandale de la vieille demoiselle Lonjarrey, souleva la soupière, en s’écriant :
— O béni sois-tu, pot-au-feu de nos familles.
— Amen, fit Marguerite, vas-tu faire encore la parade.