Les Sèvriennes
CHAPITRE VI
MEETING
Voici revenu le soir de Noël ; les Sèvriennes réveillonnent en groupe, dans leurs chambres illuminées. Berthe Passy reçoit ses amies, Isabelle, Marguerite, Charlotte, Adrienne et l’inséparable trio que Mlle Lonjarrey lui confia.
La pièce est grande, nue, mais sur les murs, éclate, avec les affichés de Chéret, de Grasset, et des villes d’eaux, la gaieté des rues et des champs.
Douze bougies éclairent une petite crèche, où dort l’Enfant Jésus, et tout autour, comme des présents rustiques, pâté, jambon, gâteaux, crèmes que les Sèvriennes se promettent de dévorer.
Isabelle s’est chargée du punch ; Charlotte le remue à la cuiller, délicatement, afin que la flamme qui court, légère, ne s’éteigne pas. Berthe, qui vient de lire à ses compagnes la lettre de Renée, fourre le papier dans sa poche, et les deux poings sur les hanches.
— Eh bien ! vous autres, que pensez-vous de cela ?
— Moi, fait Charlotte, s’arrêtant une seconde, je pense que votre amie n’a pas de veine : échapper aux griffes de sa pipelette pour tomber dans les bras gourmands d’une directrice Bléraud !
— Pauvre Renée, comme elle avait la foi en partant ; et quelle réponse que cette lettre, à la sortie de Mme Jules Ferron hier soir : « Isabelle, si vous n’avez pas la vocation, votre place n’est pas ici. »
— Mais Sèvres, que je sache, n’est pas un séminaire : c’est la nécessité qui nous amène ici ; mon père pourrait m’assurer cinq mille francs de rentes, que je ne songerais pas à l’École. La vocation, c’est le superflu, puisque un peu plus d’intelligence et d’énergie, font de nous autre chose que des caissières ou des receveuses des postes. Comme elles, nous sommes des fonctionnaires, nous ferons notre devoir : c’est perdre son temps, que d’exiger de nous la vertu et le sacrifice des missionnaires.
Pour moi, je me récuse… Et Berthe, ayant ainsi parlé, commença la distribution des vivres.
— D’autant plus, poursuivit Adrienne, que l’épreuve n’est pas celle que nous nous imaginons ici. C’est juger à faux, que de bâtir le lycée sur le modèle de notre École. Pour être bon professeur, Renée dit qu’il faut être habile : donc, conclut-elle, en jouant sur les mots, c’est l’esprit de finesse, et non l’esprit de détachement, qu’il nous faut acquérir.
— Pauvre Renée, quelle chute ! elle rêvait d’enseigner de belles choses aux tout petits, de les aimer, de les câliner ; elle voulait vivre en paix ; la voilà seule dans ce lycée, sans ami, sans protection.
— Sans protection, c’est beaucoup dire, Marguerite ; l’École veille sur elle, de très loin c’est vrai. Mais on n’a jamais de meilleur ami que soi-même. Que Renée se contente de la vie intérieure, et si elle a du caractère, elle oubliera vite sa première déception.
— Ne prendriez-vous pas cette tarte à la crème, Victoire, fit malicieusement Isabelle, qui surveillait d’un regard ironique les physionomies soucieuses des autres Sèvriennes.
— Comment, vous appelez ça une dé-ce-ption, palsambleu ! vous me feriez jurer. Moi je m’indigne qu’au sortir d’ici, l’Université croie avoir assez fait pour une Sèvrienne, en rétribuant sa peine, tout au juste.
Si l’alma mater avait quelque chose dans le ventre, elle ne nous abandonnerait pas, comme elle le fait, sans plumes sur le dos !
Vous en prenez vite votre parti, vous, continua Berthe s’emballant, d’être une pestiférée pour vos concitoyens. Eh quoi, ces gens vous devraient au moins leur estime, ils rougissent de vous connaître, ou après avoir serré votre main, vous traitent de pécores et de libres-penseuses.
— Mon Dieu, ma chère, ne vous emballez pas, nous causons autour de cette table, apaisez votre faim, vous jugerez ensuite d’un œil plus clairvoyant.
Nous savons toutes, en entrant à Sèvres, que nous nous engageons dans une cohorte libre : on peut la railler, la méconnaître d’abord. A force de volonté, elle s’imposera à l’estime la plus exigeante. Je vous le prédis, dans vingt ans d’ici, les directrices de lycées de jeunes filles seront les favorites de l’opinion publique.
— En attendant ce triomphe surprenant, je serais bien aise de vous entendre dire comment vous acceptez votre vie de professeur, puisque vous blâmez notre Ancienne, elle qui souffre d’être engluée dans une telle sottise.
— C’est très simple, répond Victoire, avec assurance. Je pars de ce principe, comme le dit Mme Jules Ferron, que notre fonction de professeur n’est pas un métier, mais un apostolat. Avez-vous la foi, tant mieux ; si vous ne l’avez pas, la volonté d’agir vous la donnera. Coûte que coûte, nous nous devons tout entières à nos élèves ; par elles, nous devons poursuivre l’œuvre de régénération et de liberté qu’entreprend la République.
Si on se souvenait que nous sommes les filles du régime républicain, que nous lui devons tout, la reconnaissance nous obligerait à payer notre dette, sans préoccupation égoïste.
Pour moi, telle que j’envisage ma vie de professeur, je la vois consacrée au culte des idées de justice, de sagesse, d’énergie, qui dominent toutes les vertus, et feront de mes élèves des êtres virils et indépendants.
— Alors vous vous imaginez, jeune stoïcienne de la République, que vos élèves seront de cire molle, et que vous les pétrirez sur ce beau modèle ?…
Berthe avait abandonné sa place, et droite au mur, grandie encore par l’animation de tout son être, elle semblait dominer ses compagnes attentives et graves.
— Dites-moi quelle est la clientèle de nos lycées ? Les fonctionnaires n’est-ce pas, et encore le fretin. La noblesse, la magistrature, l’armée, le haut commerce font élever leurs filles ailleurs.
Croyez-vous le fonctionnaire aussi républicain que vous le dites. Pensez-vous, jeune Pallas, que le jour où la République par terre, verrait à sa place un Victor ou un Philippe, vos plus zélés partisans vous seraient fidèles ?
Allons donc !…
— Vous exagérez, mon chat, mais en serait-il ainsi, qu’ayant pour moi ma raison et ma conscience, je ne céderais devant personne !
— Alors on vous brisera.
Singulier réveillon ! autour de l’Enfant divin apportant au monde l’espoir, de jeunes âmes s’inquiètent, mûries par l’étude, et surprises par la vie. Leurs regards se dispersent, sans qu’un seul tombe sur le Dieu qui s’éveille : Jésus, dans cette nuit de décembre, n’est plus qu’une effigie, ou qu’un symbole.
Au bout d’un moment de silence, Marguerite reprit :
— Le zèle est un danger pour l’œuvre que l’on poursuit. Notre devoir est bien net : l’État exige de nous un enseignement de tolérance et de bonté. Il nous est interdit de prêcher un culte de chapelle, mais nous sommes libres d’affirmer nos idées et de gagner à notre cause les élèves qu’on nous donne.
L’État n’a point prévu que nos républiques de femmes seraient de petites tyrannies ; crier et se révolter aujourd’hui ne sert de rien. Nous aviserons quand nous serons directrices.
Pourquoi ne pas accepter d’avance une vie qui forcément sera solitaire, une vie qui sera belle, désintéressée, utile à d’autres, et dont nous avons joliment le droit d’être fières, puisqu’elle est notre œuvre.
Si nous ne trouvons pas autour de nous la bienveillance, si l’hypocrisie nous empêche d’être vraies, le mieux n’est-il pas de sauvegarder son quant à soi, en cultivant à l’écart le jardinet qu’ensemencent nos rêves, nos souvenirs, nos affections. Attendre que les jours passent entre ses livres, ses fleurs, sa petite lampe… et son lit de jeune fille.
— Dis donc, Margot, dans ton ménage, tu n’oublies que le chien, l’ami des malheureux ! Mais voyons, regardez-moi toutes, vous avez fait vœu de célibat ? Vous réclamez une protection, prenez un mari,… un mari, (et Charlotte, railleuse, semble un tout petit peu émue à la vision exquise que ce seul mot évoque pour elle) vous fera pardonner tant de choses.
— O vous, Charlotte, vous n’avez d’yeux que pour le mariage.
— Et je n’ai pas tort, Adrienne, puisque l’avenir qui vous tourmente, me rassure. Je suis prête à faire mon devoir, bravement, je sais quelqu’un qui m’y aidera. Et si ma directrice me cherche noise, je sais quelqu’un encore qui lui fera la nique.
Mariez-vous, rentrez dans l’ordre normal, et plus rien de ces vétilles, croyez-moi, ne vous égratignera le cœur ou l’amour-propre.
— Tu sais bien, ma Lolotte, que nous pensons toutes comme toi, mais pour se marier, il faut être deux, et je ne vois pas, d’après la proportion des Sèvriennes mariées, que ce soit facile de trouver le compère.
Y-en a-t-il cinquante sur trois cents que nous sommes ?…
Le punch, abandonné par la cuiller de Charlotte, s’est éteint deux fois déjà ; une légère odeur d’alcool s’épand au-dessus de la table, grisant ces cerveaux agités ; le besoin de parler, d’affirmer leurs convictions les plus intimes, délie les langues qu’une sorte de pudeur, ou de méfiance, retenait encore.
— Et qui épousent-elles !
Ah ! parlons-en des mariages de Sèvriennes, il y a de quoi rabattre le caquet à nos illusions ; les voilà professeurs et femmes de gratte-papiers, de petits employés, de petits professeurs de dixième, qui les admirent surtout, pour les 3000 francs nets qui entrent dans le ménage.
On les compte celles qui épousent leurs égaux, ce serait là encore une autre déchéance.
Mais enfin, j’admets que le bonheur conjugal nivelle tout, est-ce que les tracas n’augmentent pas ? si le mari, les enfants tombent malades, quel est le devoir de la femme ? L’administration est dure, quand il s’agit d’accorder un congé, et le jour où l’on oublie, devant l’agonie d’un enfant, le cours à faire, l’administration blâme, et j’en sais ici, qui l’approuvent.
En mon âme et conscience, et l’âme de Berthe Passy vaut bien celle d’une stoïcienne, je vous jure que mes devoirs de mère passeraient outre.
Eh bien non, Charlotte, je ne partage pas votre optimisme, le mariage n’est pas le remède souverain à cette vie qui nous est faite.
— Voulez-vous me permettre, à moi première année, de vous avouer ce que je pense, fit soudain l’une des trois amies d’Adrienne, la jolie Juliette, philosophe hégelienne. Vous mettez trop de fureur à vous battre contre des moulins à vent. La vie n’est pas si compliquée que vous l’imaginez ; considérons aujourd’hui, que nous autres Sèvriennes, nous constituons par notre science, par le dégagement de notre être moral, l’Aristocratie féminine. Au lieu d’être les neutres dans la Ruche, nous en sommes, par destin, les Reines. Pourquoi nous ravaler sans cesse à des préoccupations de détail.
Marguerite voit une souffrance dans la solitude, Berthe en voit une autre dans le mariage, et vous ne comprenez pas que vous êtes ce que furent les abbesses de l’ancien régime. Comme elles, vous renoncez à la vie de famille, à la maternité, pour vivre uniquement de l’esprit et des méditations de l’esprit.
Notre vie n’est qu’une apparence, le monde réel n’existe pas, cette apparence ne vaut donc que par nos pensées.
Si vous en tenez quand même pour le mariage, eh bien, mariez-vous, mes sœurs, à la Philosophie. Vous oublierez ainsi les turpitudes de la province.
Pour moi, je compte bien écrire un livre, dès ma sortie de l’École, un livre de philo bien entendu, il n’y a que ça qui compte. Ne m’objectez pas cette usure, dont parle l’extravagante Toutebry, qui fut mon professeur à Guéret, un bon esprit ne se dévirilise jamais.
— En voilà une prétention, ma chère, d’écrire un bouquin ! et de philosophie encore ! Est-ce que les femmes ont assez d’étoffe pour penser toutes seules, c’est donc un « manuel » que vous voulez nous fabriquer…
Jalouse de tout ce qui pourrait l’éclipser dans sa promotion, Marianne Bruille, doctrinaire et socialiste, ne perd jamais l’occasion de railler lourdement ses deux compagnes Juliette et Hélène. Ce n’est point l’amitié qui les rapproche, c’est un manège assez curieux de surveillance réciproque : mutuellement, elles cherchent à se voler leurs procédés de travail, afin de l’emporter aux examens.
— Au lieu de croire aux apparences, de chercher dans les étoiles, le règne de la justice et du progrès, regardez à vos pieds ce qui grouille, ce qui souffre, ce qui appelle.
Vous parlez toutes comme des égoïstes, et je sais bien ce que pense, dans son for intérieur, le dilettantisme d’Hélène, satisfait d’une comédie mondaine.
Aristocrates que vous êtes ! comme je ferais bon marché de vous. Oubliez-vous que votre cœur doit battre pour autre chose, que votre devoir suprême est de prendre en pitié la misère de vos frères. Vous n’entendez donc pas cette rumeur qui va bouleverser le monde ! Quand la révolution sociale ébranle tout, vous pensez mariage, et dans le mariage, vous vous reposez d’avoir décrassé pendant seize heures, chaque semaine, la cervelle de vos élèves !
Non, non, ajouta-t-elle, fanatisée, sa figure vulgaire enflammée presque d’une colère sainte, vous devez compte de votre intelligence, qui est une force nouvelle, au peuple. C’est à lui, non aux bourgeois qu’il faut aller, il est le maître, mais un maître malheureux, qui attend de nous, ses servantes, la bonne parole.
Quand d’autres ont le cœur déchiré, pouvez-vous parler d’affaiblissement de l’esprit ! d’exaspération des sens !
L’esprit ne compte pas, il y a que le cœur.
Des sens ! mais nous autres, les intellectuelles, comme vous vous laissez appeler, nous n’en avons pas !
— A qui le dites-vous, Marianne, soupira Isabelle, en détournant les yeux.
— Mes compliments, Marianne, dans dix ans d’ici, on vous retrouvera à la sociale, vous présiderez un club de femmes. Vous avez l’air sincère, au fond, vous êtes une brave fille, et ça me va, moi, de rencontrer ici de l’énergie et du fanatisme. Allons, vous recruterez des adhérentes à votre religion, quand vous serez professeur, mais laissez-moi vous dire, qu’ici ça ne prend pas. Nous autres, même une bohème comme moi, nous sommes d’invétérées bourgeoises ; le goût de l’individualisme est le plus fort, chez une femme comme la Sèvrienne, qui a beaucoup lu, beaucoup réfléchi, sans avoir trouvé de temps pour aimer.
Je persiste à croire que la femme professeur, telle qu’elle existe aujourd’hui, est un monstre, un monstre malheureux lui aussi. Le plus cruel de notre vie, ce ne sont point ces tiraillements administratifs qu’on retrouve partout.
Mais c’est l’antinomie entre notre indépendance d’esprit et notre esclavage de corps.
L’instruction nous a affranchies de tous les préjugés. Par la pensée, notre vie vaut celle des hommes. Dans la réalité, à chaque instant, nous sommes victimes des potins, de la méfiance, de la calomnie. C’est effrayant qu’on puisse résister à cela.
S’il n’y a pas de remède possible, je trouve, ne vous choquez pas, ce que je dis est vrai, que ce serait nous délivrer des tentations, des révoltes, d’une chute possible, que de tuer le sexe en nous.
La chose est courante ; ce que les unes exigent par libertinage, nous, nous l’accepterions par vertu. Voilà où serait le sacrifice méritoire, et nous serions tranquilles.
Tenez, dans la vie, nous ne sommes pas autre chose que des faucons, oui de ces faucons hagards, qu’on élève dans le silence et l’obscurité, qu’on affame, et qui flairent, sans la voir, la proie qu’on leur dérobe.
Que le jour vienne, où dans la plaine, les faucons délivrés prennent leur vol, les yeux éblouis, ils montent droit vers le soleil, pour s’abattre violemment sur leur proie, en jouir enfin.
Oui, je vous le dis, peut-être ferez-vous de même, le jour où sorties de l’École, la tête enflammée par cette dangereuse culture, le cœur et la chair brûlés par la passion de ces livres, vous rencontrerez l’amour.
Comme les faucons obéissant d’instinct à la loi de nature, il y en aura parmi vous, qui éperdues de désirs, s’abattront sur cette proie. Celles-là seules auront vécu, même si elles en meurent.
— Tais-toi, Berthe, je t’en prie tais-toi, tu as l’air de déchirer le destin : (et se tournant vers Charlotte penchée sur l’enfant Jésus) Ma Lolotte, rallume encore une fois le punch ; avant de le boire, je vous chanterai le Noël des bergers.
Berthe a soufflé une à une les douze bougies ; à la clarté tremblotante du punch, on ne vit plus alors que des figures étrangement modelées par l’ombre : les yeux fixent la Crèche, mais ces yeux-là ne voient que des âmes effarouchées qui se ferment.
La voix de Marguerite tombe brusquement ; la petite flamme bleue chavire, se dresse, et s’envole. Quel silence !
Quelque chose d’éternel a passé là !