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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XVIII

Berthe Passy à son père, M. Jules Passy, poète, à Barbizon.

« 12 avril.

» Mon vieux Jules,

» Il y a bien du nouveau ici, ce coquin de printemps fait des siennes ! L’École est tout en émoi depuis que les bourgeons s’ouvrent et que les ministres viennent.

» Nous avons été cette semaine en grand tralala. Je suis estomirée de l’effet qu’un homme produit, dès qu’il est ministre. Nous étions toutes comme M. Jourdain devant les Mamamoutchis. Mais quelle déplorable éducation est la mienne, au fond de mon sac, je n’avais pas de quoi faire une harangue, à peine un tout petit mot sec, pour l’assurer de mon dévouement !

» Mais dès qu’il a été parti, l’esprit m’est revenu avec une cabriole, et je leur ai chanté la chanson du troupier.

Elle retroussa sa queue
Et s’assit sur un banc,
Fit un panier de c…
Pour Mossieur l’Président.
Elle a de l’entendement,
Cette bique !
Elle a de l’entendement.

» Il y avait de quoi me fourrer au clou. La vieille Lonjarrey en a ri aux larmes, et m’a mouillé la joue d’une goutte de marc : j’étais dans la note !

» Le ministre n’a pas été le bienvenu. Qu’avait-il besoin de passer en revue nos binettes ? On lui a bien fait voir que ce qui se passe chez nous ne le regarde pas. Mais il y avait eu du bruit dans Landerneau, on parlait de guerre ouverte, de démission… tout ça courait de bouche en bouche, avec des chut, des n’en dites rien, gardez-moi le secret. Le soir même, nous pleurions l’École à deux doigts de sa perte !

» Je m’apprêtais à te rejoindre pedibus cum jambis, mon baluchon sur l’épaule, quand les ministres sont venus.

» Rassure-toi donc, mon vieux, j’en ai pour deux ans encore à vivre aux frais de la princesse.

» Le ministère est dans la dèche, on réclame des économies ; on devait nous manger les premières, c’était une prévenance, sans doute, que de venir nous demander à quelle sauce nous voulions être mangées.

» Notre jeunesse a parlé pour nous, cette fois on nous fait grâce.

» Ne trouves-tu pas qu’un ministre, qui se respecte, devrait toujours paraître en public, avec la robe de Mazarin, (ces choses-là devraient faire partie du garde-meuble) un ministre en pardessus, ça manque au décorum de l’histoire : comment le populo aurait-il confiance, dans un ministre qui n’a pas d’uniforme !

» Enfin, pour un ministre en bourgeois, le nôtre avait belle tournure. Son monocle à l’œil, il voletait d’une élève à l’autre, d’une classe au jardin, avec de petits gestes surpris, satisfaits, mesurant tout, de son œil supplémentaire.

» Ah ! si nous avions eu le temps de faire connaissance, ce jour-là, Sèvres fournissait à la France soixante directrices nouvelles ; un mot de lui, on nous créait des lycées !

» Mais la Veuve était là.

» Elle trottinait devant ces Messieurs, toussant, faisant sonner le pas du maître. Le ministre suivait, les yeux sur ses bas blancs et ses gros petits pieds. M. Gréard et M. Rabier accompagnaient le convoi !

» D’une voix sèche, en passant, notre Mère nommait : bibliothèque, salle d’étude, matériel du cours de coupe, classe, chambre d’élève…

» Voyons, insistait le Ministre.

» Crois-tu que l’Excellence a chipé un gâteau dans la chambre de Myriam Lévis ! Quelle tête a dû faire la Veuve !

» Tout de même c’est un bon garçon, ce ministre. Le plus joli de l’histoire, ce n’est pas d’avoir vu le pipelet endosser l’habit bleu (ô bleu de Sèvres), ni d’avoir contemplé l’air rogue, l’air à la Diogène parlant au fils du Soleil, de notre très illustre directrice ; le clou de la journée, ça été l’ingénieux manège des élèves qui vont quitter l’École.

» Ah ! mon pauvre vieux, pour qui sait regarder, il n’y a pas grande différence entre l’École et ce Monde qu’on nous apprend à mépriser. Pour être en République, on ne renie pas le vieil esprit de cour ; il faut se pousser dans le monde, j’en vois qui déjà y travaillent, tous les moyens sont bons.

» Ces demoiselles avaient soigné la tenue du jour, robe noire sans fanfreluche ni dentelle, chignon provocant, regard velouté, vraie tenue d’examen, faite pour donner aux juges l’envie d’admirer ce qu’on prend trop de soin à leur dérober.

» La tête sur leurs livres, elles dévoraient Port-Royal, Pascal, Mme de Maintenon. L’École n’avait plus assez de bouquins jansénistes ou pédagogiques !

» J’ai mis les miens aux enchères, ça m’a rapporté trente bûches pour me chauffer cet hiver.

» Pense donc : M. Rabier est un philosophe protestant et M. Gréard se tue à faire de Mme de Maintenon, la matriarche de l’Université !

» Dans tout ça, la barbe brune du ministre a été négligée ; il n’a pas fait de livre, lui, et de plus il n’est que la roue de rechange du chariot universitaire. Mais au bout d’une heure, toutes ces demoiselles étaient amoureuses des grands yeux noirs de M. Rabier, ou du fin profil XVIIIe siècle de M. Gréard.

» Allons, il y aura cette année quelques débuts à Paris.

» Et puis, le vent verse sur l’École des effluves printaniers. Depuis que les feuilles poussent, on a du vague à l’âme, et Jérôme, notre fidèle Jérôme, fait l’école buissonnière en quête du « rossignou. »

» Il est venu à neuf heures du soir faire son cours. Quelques élèves étaient couchées, les autres éparpillées dans la maison. On sonne la cloche ! Vite, sur les chemises de nuit, on jette un tablier, un châle. Les frisettes du lendemain se dépapillottent, et au petit bonheur on se faufile dans la salle, pour écouter la plus brillante, la plus fougueuse, la plus lyrique improvisation sur l’Amour.

» Dehors des nuées d’étoiles palpitaient, ça sentait bon comme dans les rêves de Shakespeare.

» Il a parlé de l’amour dans la nature, loi suprême de la vie, du rossignol se mourant pour sa femelle. Il s’emballait, et comme nous avons droit de discuter, je l’ai taquiné pour qu’il allât plus loin, et à propos du sentimentalisme chez Gœthe, j’ai défendu la Charlotte de Werther, ce qui m’a valu cette riposte :

»  — Alors, Mlle Passy, vous serez de celles qui ménagent la chèvre et le chou.

» Pouf !

» Il flamboyait, sa barbe noire, plus noire encore, un vrai diable, papa. A la fin je n’osais plus le regarder, sa langue pointue, frétillante, gigotait si vite, que j’en avais le vertige. Il ne tenait plus en place, bondissant sur l’estrade, prenant sa chaise, la quittant, frappant la table, toujours en gestes parallèles, appuyant sa démonstration d’un : Voilà le point, mesdemoiselles !…

» Tout à coup, un rayon de lumière a fait miroiter, au bout de sa chaîne de montre, un long cheveu de femme. Était-il noir ou blond ? Personne n’a pu le reconnaître, mais le fou rire m’a prise, j’ai feint de parler à Marguerite Triel.

»  — Vous disiez, mademoiselle ?… Allons dites, dites, j’aime qu’on me contredise.

» Et moi, hypocritement : — J’affirmais, monsieur, qu’une femme ne peut être heureuse, que si elle est une Célimène.

» Lui : — Célimène, mademoiselle, y pensez-vous ! Mais c’est une dévoreuse de cœurs ! une cannibale ! C’est l’éternel bourreau !

» Ah ! voilà bien les femmes !

» Non, non, mesdemoiselles, ne soyez jamais des Célimènes. Soyez des femmes, aimez, soyez aimées.

» La femme, voyez-vous, il n’y a que ça. C’est l’être de « boté », de toutes les « botés ». Et je ne parle pas de cette « boté » fade et conventionnelle, mais d’une « boté » saine et habitable…

» Heureusement il n’y avait pas de lune ! Curieux, tu voudrais bien savoir de quoi nous avons rêvé cette nuit-là.

» Je te réserve le trait de la fin, un trait monstrueux qui te donnera l’idée nette du stoïcisme sèvrien :

» Victoire Nollet (tu sais ce chronomètre à siphon), a perdu brusquement sa petite sœur. On est venu la prévenir quelques instants avant de faire sa leçon d’histoire. Elle est allée tout droit chez Mme Jules Ferron et lui a dit :

»  — Madame, ma sœur vient de mourir, voudriez-vous me permettre de partir après avoir fait ma leçon.

» Mme Jules Ferron lui a serré la main.

» On admire beaucoup ici cette énergie, que moi j’appelle du sans-cœur !

» Enfin, les vacances de Pâques approchent, je vais donc te rejoindre, mon bon vieux ; avec Rosalie, nous aurons vite fait de repasser et de raccommoder ton linge, à moins que, par économie, tu n’aies fait comme la reine Isabelle ; ou bien comme l’ami Pierre, allant chaque semaine, laver sa chemise dans le joli petit lavoir, sous bois.

» Ah ! si tu ne m’avais pas ! et si tu ne m’avais pas donné, sans le vouloir, de la raison pour quatre !

» A bientôt, mon p’a ; on va polissonner dans la forêt, et lézarder à plat ventre sur les mousses. Tu me dénicheras une couvée de merles, je les lâcherai dans le parc, quand ils sauront siffler les plus jolies chansons.

» Un p’tit bécot, de ma bouche toute ronde,

» Ta Pépinette. »

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