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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XIII

LE CONGRÈS FÉMINISTE

Dans un tapage de chaises, de pas, de voix, les Sèvriennes sortent du réfectoire, puis soudain galopent dans les escaliers, vers le parc, pour réquisitionner bancs, raquettes et crockets.

Il fait jour encore, c’est l’heure où toutes les élèves, sauf l’impeccable Victoire, se reposent sous l’œil indulgent de la vieille Lonjarrey.

Les unes crient, dans un besoin nerveux de s’épuiser en longues courses, de haleter, de prendre, dans cette fatigue physique, des forces nouvelles pour le travail du soir. Les autres, lasses, surmenées par l’approche de l’agrégation, s’étirent paresseusement sous les feuilles, sur les dalles du petit mur, d’où l’on voit le soleil qui se couche.

C’est l’heure délicieuse où passent dans le ciel les frissons et les clartés des robes lumineuses, cortège qui disparaît sur les pas du soleil. Dans la plaine céleste, quelques nuages, se dispersent, pages vêtus de pourpre, de blanc ou de lilas, qui, pour cueillir une fleur de rêve, s’égarèrent en chemin…

Isabelle Marlotte organise, dans la cour de Roméo, une partie de crocket ; on se compte, Marguerite Triel a disparu.

— Allons bon, la voilà encore filée ! Je parie qu’elle potasse son allemand. Cette pauvre Marguerite, elle veut enlever à Victoire le record de « l’emplissage » ; si on la laisse faire, elle tombera dans le « béjat ».

Attends un peu !

Lâchant son maillet, Berthe Passy traverse les couloirs en tempête, grimpe l’escalier, heurte brutalement la porte de Marguerite, qui ouvre à contre-cœur.

— Hou ! la vilaine, arrive tout de suite ou je te dénonce à Lonjarrey.

Marguerite cherche à dégager son poignet de la main de fer qui la tire.

— Non, pas aujourd’hui, je voudrais préparer cette explication de Lessing avant le bonsoir…

— Je ne veux pas, Marguerite, que tu restes seule ; avec cette fureur de piocher, tu es plus cuistre que Victoire Nollet !

Tu t’enfermes, tu ne parles plus, tu ne ris plus ; au train où tu vas, il ne te reste plus qu’à emboîter le pas derrière Mlle Frolière, notre ancienne, tu te la rappelles à la Sorbonne, le jour de nos examens, nous en étions folles : eh bien, ma chère, pour avoir trop commenté Phèdre, la voilà qui entre au Carmel… et ce n’est pas de la pose.

C’est la guimpe et la cornette qu’il te faut ! Alors foin d’Allemand, arrive.

Berthe se fait caressante, elle embrasse Marguerite, et brusquement la harponne dans le parc.

— Je vous la ramène.

La partie s’organise, Isabelle distribue les maillets, on se range.

— Savez-vous que j’ai vu de l’histoire aujourd’hui, mes petits, lance tout à coup Berthe après avoir logé sa boule.

— Où donc ça ?

— Au quartier pardi, dans une petite rue pleine de gens.

— Une émeute ?

— Non un congrès, le Congrès féministe ! qui révolutionne tout le Paris des femmes, depuis huit jours ! Sans Madeleine Bertrand, de lointaine mémoire, je ne voyais rien ; je la croise sur le boul’Mich, en allant à Cluny. — Eh te voilà, quoi de nouveau, ça va bien à Sèvres ? — Parfaitement et toi ? — Moi ma chère, je suis reporter du grand journal féministe : L’Éveil. Je vais au congrès. — Tu m’emmènes ? — Je t’emmène. Sitôt dit, sitôt fait, nous voilà rue Serpente.

— A-t-elle toujours ses beaux cheveux, fit Adrienne ?

— Je crois bien, ça lui sert autrement que sa carte de presse.

Les Sèvriennes rient, il leur semble si original qu’une des leurs, d’autrefois, figure parmi les journalistes, pas sérieux, pensent-elles !

— Ça n’a pas été tout seul pour entrer là, continue Berthe, les étudiants en droit marchaient à l’assaut, avec des intentions qui n’étaient peut-être pas celles des Romains enlevant les Sabines.

Les sergots nous arrêtent, on se récrie sur la natte de Bertrand, enfin nous y sommes ; je vous fais grâce des madrigaux des titis parisiens, à l’adresse de mon cicérone.

Quel chahut là-dedans ! les femmes glapissent, sifflent, huent ; une virago tonitrue : « A la porte les hommes, n’en faut plus ! » La sonnette de sonner, de sonner.

Dis donc, Isabelle, ce n’est pas une raison pour jouer deux fois ; je vais chopper ta boule.

Berthe prend sa position, hardiment lance le maillet, la boule saute, carambole, revient en face de l’arceau.

— A mon tour, fait Thérésa.

— Dans la salle on ne voyait que des têtes, rien que des têtes, bouches ouvertes !

Savez-vous ce qu’elles réclamaient, toutes ces bouches ? La suppression de la guerre.

Oui, tout comme dans Aristophane, mais rassurez-vous : il n’y avait pas de Lysistrata pour donner de mauvais conseils.

Elles voulaient toutes monter à la tribune !

— Ça devait ressembler à des tribunes d’arracheuses de dents, les jours de foire ; y avait-il de la musique, demanda Isabelle.

— Comment donc ! ma vieille, et les bravos, et les sifflets, en voilà une musique de circonstance ! Quel auditoire, je n’ai jamais rien vu de pareil : sur les gradins, des potaches, des pipos conspuant des femmes ; dans la salle, la houle révolutionnaire des chapeaux : bérets de Montmartre, canotiers du Luxembourg, cabriolets du Salut, panaches des Boulevards, coiffures graves des institutrices, bonnets à fleurs des pipelettes, voire même un béguin de Florence, avec une ferronnière. Mazette, quelle jolie femme, pas besoin qu’elle cause pour convertir son prochain.

La beauté, voyez-vous, c’est l’éloquence des femmes.

— Ouf, remarqua Isabelle, heureusement que Victoire Nollet n’est pas là, tu es décourageante, Berthe.

Les boules se heurtent, se déplacent, endiablées elles aussi.

— Au premier rang des fauteuils, les vieux messieurs, naturellement ; quel ragoût de voir ces petites femmes pleurer, prier, s’indigner, sincères elles, ça les change du théâtre.

L’âge mûr s’était abstenu ; l’adolescence était frondeuse.

— Ces femmes, venues de tous les pays, réclament l’abolition de la guerre, au nom des arts et de l’industrie, au nom du pain quotidien, du droit de vivre pour soi, avant de vivre pour l’humanité.

— Cette raison pratique n’est-elle pas suffisante ? interrompit Marguerite. La guerre est un crime. A quoi bon élever si péniblement ses fils, pour en faire de la « chair à canon » et cela pour satisfaire l’égoïsme d’un homme ! La mort fait assez rude besogne sans qu’on l’aide. Je ne goûte pas beaucoup ces plaidoiries bruyantes, mais je suis de tout cœur avec ces femmes, quand elles réclament la pitié et la justice.

— Eh bien moi, je ne pense pas en femme là-dessus, ou bien j’ai des enthousiasmes de Spartiate. La guerre est magnifique ! ne me lynchez pas, fit-elle devant l’indignation de ses amies.

Je suis d’un pays où les fusils partent tout seuls, et ne vois rien de plus beau que cette offrande de sang, pour venger ou pour triompher.

Oui, je le veux bien, c’est un plaisir barbare, mais d’une splendeur farouche. Triompher dans sa force, dans son adresse, être de ceux qui n’ont pas peur, de ceux qui font trembler le monde et tiennent l’ennemi à leurs pieds. Comment n’être pas fanatique ! mais le jour où vous supprimerez la guerre, ce sera fini des hommes, il n’y aura plus que des lâches !

— Malheureuse, tu ne penses pas à ceux qui restent, qui souffrent.

— Et qui a dit que la souffrance, que la misère ne seraient pas nos éternels compagnons de route ? supprimez-vous la lutte pour la vie ?

Puis elle ajouta, railleuse :

— Du reste je trouve cette diplomatie idiote, voilà les femmes qui réclament l’abolition du seul espoir qu’elles aient d’arriver à leurs fins.

— Comment ?

— Une vigoureuse saignée dans le camp des mâles diminue la résistance, et le camp femelle, intact, pullulant, aura la majorité. Tout se compte dans l’antagonisme des sexes ; si les femmes n’étaient pas les « Idéologues » d’aujourd’hui, elles verraient qu’il faut être pour Napoléon…

Une cloche sonne, coupant net ce paradoxe de Berthe Passy, qui menace de dégénérer en querelle. Il est l’heure du bonsoir, vite, pêle-mêle on rentre les jeux ; les Sèvriennes descendent du parc, assombri par un lent crépuscule d’été ; sur leur chemin elles croisent Hortense Mignon, qui distribue le courrier.

— Dis donc je t’ai vue, toi.

— Où donc, fait Hortense, toute rouge ?

— Je t’ai vue avec une jeune potache qui…

— Tais-toi, Berthe, si on savait.

— Ah ! ah !

— Tiens, j’aime mieux tout te dire, et Hortense, prenant le bras de son amie, l’entraîne dans un coin. Je suis allée, avec mon cousin Camille, à l’Odéon voir jouer Germinie Lacerteux. En sortant, il a voulu qu’on se rafraîchisse ; on est entré au café ! Le garçon dit : « Madame et Monsieur désirent sans doute un cabinet particulier ? » — Moi je réponds sans réfléchir : « Mais oui c’est ça, on ne vous verra pas ».

Il nous a fourrés dans une petite pièce, quand il a fallu payer, il y en avait pour quarante francs !

Boudiou, j’en suis malade : le petit n’avait rien, j’ai donné tout ce que j’avais, me voilà dans la panne ! Qu’est-ce que ces gens-là ont dû croire.

Dans un cabinet particulier ! Si Ugène savait ça…

— Du coup, ma vieille, il t’en ferait bien d’autres.

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