Les Sèvriennes
CHAPITRE III
LE JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
Sèvres, 3 octobre 189 .
De pied en cap, me voilà donc Sèvrienne. Je n’en porte pas l’uniforme, par la raison qu’il n’en existe pas. Mais dans le cœur, j’ai l’amour de la maison.
Aujourd’hui commence ma vie nouvelle.
Comme les paysannes de chez nous, qui cueillent, durant la belle saison, les plantes odorantes, je voudrais, jusqu’au plus lointain hiver, parfumer ma vie des souvenirs que je vais recueillir ici.
Aujourd’hui donc je commence mon journal.
Je n’ai pas d’amie à l’École, et je suis lente à me lier ; j’ai, en amitié, la méfiance des gens qui redoutent d’accepter une pièce fausse. Qu’il m’est dur d’être séparée de Charlotte ! L’absence n’est rien quand on s’aime ; moi, je me sens bien seule. Pour retrouver ma Lolotte, il faut lui écrire.
Écrire, c’est rompre un charme pour en jeter un autre.
Notre amitié qui vivait d’un silence, où tant de choses communes volaient entre nous, prend une forme nouvelle : je suis la confidente à qui on ose tout dire, parce que ses yeux ne vous regarderont pas. Son fiancé va revenir bientôt de Rome ; j’ai hâte de le connaître, elle l’aime tant. Lui et moi, nous sommes tout dans le cœur de Charlotte.
Elle rit de l’amour jaloux que j’ai pour mes livres, des mille riens qui m’enchantent, des paysages fugitifs où je promène mes songes nouveaux, et des tristesses aussi qui piquent, sur la feuille blanche de mon livre d’heures, le premier papillon noir.
Charlotte est trop amoureuse pour subir jamais le charme de cette école. Son amour la lie au passé. Moi, j’ai senti, à la porte de cette maison, tomber comme un vêtement de voyage, tous les souvenirs tendres, tous les souvenirs cruels, qui font le passé d’une écolière de 20 ans.
Je suis seule au monde ; j’étais encore enfant lorsque papa et maman sont morts. Mais ils vivent en moi, leur amour a formé ma conscience ; jusqu’ici, ils ont été les guides mystérieux qui m’ont conduite à la porte de cette école.
L’ont-ils franchie avec moi ?
Je ne sais ?
Depuis le jour de mon admission à Sèvres, je ne suis plus moi : le monde change à mes yeux. Il y a des jours où je suis éperdue, et je ne sais encore d’où vient cet orgueil, cette joie, ce trouble surtout.
A qui dire tout cela ?
Ah ! si j’avais un ami ! Eh bien, ce journal sera mon ami. J’éprouve un plaisir infini à écrire ce mot au masculin : mon ami.
Je voudrais qu’un homme fût mon ami, qu’une affection virile m’enveloppât, me protégeât dans cette vie nouvelle qui me charme et m’épouvante. Je voudrais trouver en lui le Bon conseil et le Maître.
M. d’Aveline, j’en suis sûre, serait un ami exquis. Il doit avoir d’infinies tendresses, des gronderies si douces.
A quoi bon penser à lui ; je me suis promis de me défendre contre une toquade possible. Presque toutes les anciennes sont amoureuses de lui ; s’il rit des autres, je ne veux pas qu’il se moque de moi.
On m’a dit aujourd’hui qu’il avait coutume de baiser la main. Sa bouche, sur une main de femme, quelle caresse !…
Marguerite, Marguerite, attention, tu vas te laisser prendre. Non, ce serait idiot.
Puisque toi seul, cher Journal, seras mon ami, je veux être avec toi orgueilleusement sincère. Je ne ferai pas ma petite Eugénie de Guérin ; je suis trop fougueuse et trop câline pour accepter la vie avec humilité ou résignation.
J’adore qui m’aime. J’ai le désir de plaire, mais n’attache de prix qu’aux amitiés qui se ménagent. Je leur suis fidèle.
J’ai la volonté capricieuse, et ne veux pas qu’on me domine. Je me sens libre, dès que le calme revient en moi, car si j’ai le sens très net du réel, j’ai l’imagination romanesque. Je vois le danger, il m’attire. Dès que mon cœur s’emballe, ma volonté le suit et mène follement mon imagination vers une équipée sentimentale.
Mes aventures n’ont été que des rêves ; elles ne me laissent ni désir, ni regret.
Je suis encore catholique par culte de la beauté. J’adore les offices comme de magnifiques spectacles ; la musique religieuse me bouleverse : je pleure, sans savoir pourquoi, des larmes de grande pécheresse.
Mais, j’apporte ici deux cultes tenaces ; celui de la Vierge, parce qu’elle fut bonne et qu’elle était pure ; celui de saint François d’Assise, mon poète. J’aime en passant à leur donner des roses.
J’entre dans cette vie nouvelle, avec un grand désir de bien faire ; j’aimerais honorer l’École, car j’ai une idée très haute de ce que doit être une Sèvrienne, et me crois capable de tout braver, plutôt que de commettre une vilaine action.
Enfin, j’ai vingt ans, je suis belle, j’ai le respect de mon corps. Les Dieux ont mis en moi une parcelle d’eux-mêmes, en me donnant la beauté : j’ai conscience de la grâce qu’ils m’ont faite.
En moi, sonne haut et fier l’enthousiasme de ma jeunesse.
Même jour, 9 heures soir.
Ma vie sentimentale commence par une déception !
J’arrive de chez Mme Jules Ferron. Elle a été glaciale.
J’avais gardé, de son passage aux examens, le souvenir d’un joli sourire de bonté, et je n’ai retrouvé, tout à l’heure, qu’une femme austère, engouffrée dans son fauteuil, me fouillant de son œil gris.
D’une voix sèche, elle s’est brièvement informée de la famille que je n’ai plus, de mon humeur, de mes projets. En cinq minutes ce fut fini ; sans un mot bienveillant, me voilà congédiée. Ç’a été plus fort que moi, de grosses larmes ont coulé le long de mes joues, j’ai baissé la tête ; elle a tout vu et m’a rappelée.
Pourquoi Mme Ferron ne m’a-t-elle pas prise dans ses bras, comme maman le faisait ! A cette minute-là, j’étais encore une si petite fille.
Elle a plaisanté mon enfantillage ; un baiser m’aurait donnée à elle, tandis que, pour toujours, me voilà éloignée de celle qui n’a pas, pour ses élèves, des entrailles de mère.
Où est l’accueil que M. Bersot faisait à ses élèves ! S’il s’est attaché toutes les âmes qu’il a formées là-bas, rue d’Ulm, c’est que son stoïcisme ne rayonnait pas, comme il rayonne ici, sur des landes sèches.
Comme je vais « cultiver mon jardin ».
4 octobre 189 .
J’ai mal dormi. Il y a des galopades de chats, dans ces longs couloirs, qui vous éveillent à tout moment. La grosse horloge sonne trop fort dans la nuit, et Mlle Lonjarrey ouvre et ferme les portes des chambres avec tapage. J’avais hâte d’entendre la cloche du réveil et de vite descendre retrouver mes compagnes.
Ma chambrette me plaît ; elle est bien petiote, et haut perchée : je suis au cinquième, sous les toits, tel un poète qui se respecte. Les murs sont nus, mais j’arrangerai tout cela. L’état nous met drôlement dans nos meubles : un petit lit de fer, une armoire en pitchpin, une table, une toilette, deux chaises, et un miroir ; au pied du lit, une descente, râpée, ô combien ! Mais nous sommes libres d’embellir la « turne » comme dit B. Passy.
J’ai déjà accroché ma guitare, un symbole, déclare ce gavroche qui est ma voisine de chambre. Quand je serai triste, je pincerai une corde, la plus grave, j’aurai l’illusion d’entendre la voix de l’ami qui me cherche… et que j’attends.
Sous ma fenêtre, un grand lys d’argent s’épanouit et se fane sur la pièce d’eau.
Quel apaisement parmi les grands arbres du parc ; ils ont une beauté sereine, qui se marie au calme de notre vie d’étude.
6 octobre.
La journée est réglée immuablement, les études succèdent aux cours du matin ; après le déjeuner, on se repose ; à 1 h. ½ les cours reprennent ; à 4 heures, les études recommencent. On dîne, on se promène dans le parc, ou l’on danse à la salle de réunion. Puis on va dire bonsoir à Mme J. Ferron, dans son cabinet.
Je n’ai pas voulu aller au bonsoir hier, je n’ai pas encore accepté de vivre si près et pourtant si distante d’elle.
Ici, personne n’est surpris de cette froideur : les anciennes y sont accoutumées ; les nouvelles, trop heureuses d’être libres, ne se soucient pas de se confier à leur directrice.
Pour beaucoup, je le vois, Mme Jules Ferron n’a d’autre rôle que de prêter l’appui d’un nom illustre au fonctionnement de l’École ; Rôle de parade ! escompte d’une signature, qui doit amorcer le public, et rassurer nos familles sur l’esprit et la moralité de Sèvres !
Comme c’est la méconnaître.
Il ne faut pas longtemps pour surprendre la pensée d’une telle femme, puisque Sèvres est son œuvre.
Elle veut nous préparer à vivre par nous-mêmes, à nous suffire, sans qu’une défaillance arrête notre mission de professeur. Elle veut que Sèvres nous donne cette force virile sans laquelle on s’aventure désarmé. Brusquement, nous cessons d’être des écolières, qu’une directrice écoute avec intérêt, nous sommes des êtres responsables et libres, nous ne devons attendre d’elle, qu’un mot d’estime ou de blâme. Elle vit dans un monde d’idées si fières, si triomphantes, qu’elle n’admet pas, un instant, la possibilité d’être incomprise, méconnue, ou ce qui est pis, de se tromper.
Sa froideur, le respect glacial qu’elle inspire, font partie de ce système d’éducation qui me semble aller contre la nature.
Que fera-t-elle de moi ?
8 octobre.
Joie, joie, j’ai revu d’Aveline. Il a été charmant.
10 octobre.
Nos cours s’organisent, je voudrais de suite noter mes impressions.
Mais j’ai trop de choses à voir, à retenir ; mes yeux sont éblouis par le spectacle d’une vie si différente de celle que j’ai menée jusqu’à présent. Je me crois encore le jouet de quelque rêve merveilleux.
12 octobre.
Aujourd’hui dimanche, j’ai à moi quelques heures de solitude, amusons-nous, m’ami.
Adrienne Chantilly notre « cacique » (mot barbare qui nous vient de la rue d’Ulm et signifie la première de notre promotion) nous a reçues hier dans sa chambre algérienne. Nous avons pris le thé, dans un décor de bazar, embaumant, un peu trop, les pastilles du sérail.
A mon avis, elle est intelligente, mais beaucoup moins que la réclame l’affirme. C’est un esprit surfait. Elle est séduisante, et je me rends parfaitement compte que, dans l’attrait qu’elle exerce sur nos professeurs, il y a un je ne sais quoi qui n’a rien d’intellectuel !
Elle me fait des avances, mais je me tiens sur la réserve ; c’est humiliant et douloureux d’abandonner la main qu’on avait prise trop vite.
Je préfère cette écervelée de Berthe Passy, une originale, un pitre, un esprit mordant qui saute d’emblée sur le ridicule des gens. Un mot d’elle, vous voilà peint. C’est une enfant mal élevée, on lui passe tout ; et puis elle a une nature si rude, si franche, si délicatement fière.
— Je l’aimerai celle-là.
Mais le drôle de père ! un bonhomme tout sec, qui court ses sabots aux mains, grimpe quatre à quatre nos escaliers trop sonores ; et dans le tourbillon qui passe, on ne distingue que des tire-bouchons, volant éperdus, à l’entour d’un vieux béret.
C’est un poète ; sa Muse un peu dégrafée, dit-on, chante à Montmartre.
Jeanne Viole me plaît de moins en moins. Je la trouve maniérée ; elle a de petits gestes, de petits cris, des pruderies de langage qui m’agacent. C’est elle qui dit : l’inexpressible de papa, chaque fois que le mot culotte exige un euphémisme !
Elle joue si bien les Marquises de Marivaux, que nous nous demandons si le hasard ne nous aurait pas donné, pour compagne, une princesse déguisée. Elle ne parle que d’alliances chic, de bibelots rares, d’académiciens et de gouvernantes ; elle se contredit, déplace ses propos flatteurs, et l’amoureux d’hier est tantôt Bourget, Barrès ou Marcel Prévost.
Elle avoue dépenser 100 fr. par mois ! Seigneur, je me signe, moi qui ferai durer si péniblement mes deux écus jusqu’au 1er novembre.
Bast, c’est encore là du marivaudage, jeu des fausses confidences, qui s’accordent très bien avec ce joli visage poudré, ces cheveux souples, ces yeux gris, fugitifs, et ces deux fossettes qui attirent… les baisers d’Angèle Bléraud, comme un alvéole attire l’abeille.
Cette Angèle Bléraud, quel type ! elle me poursuit de ses embrassades, et ses joues pâles, ses yeux meurtris, me causent une gêne singulière chaque fois que je les regarde.
Elle voulait venir, le soir, me border dans mon lit. — Personne ne l’a jamais fait depuis que maman est morte.
J’ai refusé sèchement. — Elle a pleuré.
Parmi nous, Victoire Nollet est la seule qui songe déjà à l’agrégation ; la première en étude, la dernière à se coucher, on la voit partout un rollet à la main, pour ne pas perdre une minute. On ne sait trop, à la voir, à quel sexe elle appartient : elle a le corps d’un poupon, et la tête d’une laideur fantastique, toujours congestionnée. Ce qui lui attire une volée de bons mots.
Berthe Passy vient de me montrer la caricature qu’elle en a fait : le poupon XXe siècle, encore au maillot, pousse à coups de reins un chariot avec plumes, encre, papier, et à la remorque, un bourdaloue.
Des autres, je ne sais rien encore, si ce n’est qu’Hortense Mignon a des amours contrariées, et que son sergent Laflûte, un grand paresseux, se prépare à bien la gruger, une fois en ménage.
Ouf ! j’entends ouvrir toutes les portes des chambres, vite je te cache, cher cahier ; c’est la vieille Lonjarrey, qui passe son inspection domiciliaire.