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Les Sèvriennes

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CHAPITRE XII

LE JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL

15 novembre.

En somme la vie est très douce ici ; nous n’avons qu’à faire nos lits, les domestiques s’occupent du reste. Le jeudi, nous pouvons librement rester dans nos chambres, nous réunir autour d’une tasse de thé, causer, chanter, jusqu’à la nuit tombante. A l’heure où les becs de gaz s’allument, il faut se séparer : la vieille Lonjarrey et son règlement viennent troubler la fête. Le dimanche, sortie.

Tous les jours, le dépensier, roulant son chariot, dépose dans nos cheminées, trois bûches et trois bûchettes. Prudemment on économise le chauffage, pour la flambée joyeuse du dimanche.

Mais qu’il fait froid ! on gèle dans les couloirs ; dans nos classes les calorifères ne marchent plus !

Il a fallu offrir une chaufferette à ce pauvre Taillis, dont les idées, si rares en tout temps, se congelaient dans ses esprits refroidis ! Sous les sycomores, nous avons fait un bonhomme de neige à sa ressemblance, qu’à tour de rôle, chaque promotion décapite avec fureur. Longtemps encore, ce pauvre Taillis sera la tête de Turc des Sèvriennes.

— Voilà l’hiver.

L’eau ne tambourine plus sur le zinc de ma fenêtre, mais la bise hurle dans les couloirs, s’engouffre dans les cheminées, râle sous les arbres blancs. Il a neigé. Il gèle, on ne pourra plus courir dans le parc ramasser les branches de bois mort. Brou,… il faudra, malgré soi, être stoïcienne !

Que c’est joli dehors, j’ai les yeux en joie. Les coteaux sont duvetés de blanc ; sur le ciel d’un gris soyeux, la ligne des bois ondule comme une caravane nuageuse un instant arrêtée. Une nuit a suffi pour couvrir la terre d’une blancheur de pardon. Les traînées de clématites s’étalent, voiles de mousseline que des mains candides voudraient détacher. La cour est veloutée ; sur le toit du pavillon Lulli, un essaim de colombes s’est posé ; leurs pattes, en passant, ont entre-croisé leurs fines ramilles sur la neige de ma fenêtre ; le bassin gelé, a, dans sa gaine éphémère, les lueurs mystiques de l’armure que revêt Parsifal, et tout autour, les sycomores portent la livrée du blanc chevalier.

Les bruits s’éteignent. L’horloge et la cloche s’assoupissent en sonnant, pour s’endormir tout à fait, le soir.

Alors tout devient irréel dans la nuit lumineuse, et je reste à regarder la lune, avec les yeux d’un vieil orfèvre épris de l’orient de cette perle, qui roule solitaire dans le firmament.

Pas de bruit ; rien ne bouge, et dans ce lit tout blanc où la terre se couche, on n’entend plus battre le cœur de la mère éternelle.

J’aime ce silence, cette pâleur des choses, si semblables au recueillement des âmes qui vont approcher de Dieu !

20 novembre.

Enfin j’ai vu Henri Dolfière. Il est charmant. Nous avons déjeuné ensemble ce matin. Quelle bonne journée de franche causerie et d’abandon ; j’ai tant ri, tant bavardé, tant écouté, que la tête me tourne un peu.

Henri Dolfière a 23 ans, il est plutôt petit, mince, de mouvements aisés ; il porte toute sa barbe qui est brune, et laisse tomber ses cheveux assez bas sur le front ; des yeux bleus, clairs et sombres, où la pensée a mis une clarté magnifique, ce qui ne les empêche nullement, quand il nous taquine, d’avoir un regard plein de gaminerie.

Il a bien l’air d’un artiste, quoique sa mise soit correcte et simple ; ça doit tenir à l’habitude de préciser ses paroles par un geste, ou bien à cette pose d’abandon que le corps prend d’instinct, quand l’esprit rêve.

Tel qu’il est, il me plaît : il doit être bon, aimant, il sera fidèle à Charlotte, qui le rendra très heureux. Elle a avec lui des façons câlines et sages de petite mère ; si raisonnable, et pourtant si passionnée, je crois qu’elle sera pour lui la vraie compagne de l’artiste.

Car il est très, très artiste ; Henri, (non, non, n’allons pas si vite), M. Henri Dolfière m’a raconté son voyage à Rome, l’impression prodigieuse des vieilles ruines, la beauté de la Renaissance italienne, puis le charme attachant, presque humain, des vieilles demeures allemandes. Il a des mots si expressifs, si colorés !

Était-il amusant, lorsque je disais quelque chose, moi si ignorante d’art, « c’est très juste, c’est ça ; votre œil sait très bien discerner le beau, mademoiselle ».

Et moi, au fond, d’être ravie.

Nous devons ensemble visiter le Louvre et le Luxembourg ; mais par avance, j’irai me documenter « de visu » ; je ne veux pas avoir l’air trop « béotien » devant nos chefs-d’œuvre.

M. Dolfière est l’élève passionné de Rodin, il fait de son maître l’égal d’un Dieu ; en tous cas, il le met de pair avec Michel-Ange. O honte, et j’ignore encore l’œuvre d’un Rodin.

Je veux marquer d’un caillou blanc, comme les anciens le faisaient, cette journée délicieuse.

Et moi qui croyais qu’en dehors de l’École il n’y avait pas de gens intéressants !!

Voilà mon esprit conquis du premier coup. Je dois les revoir bientôt.

24 novembre.

Victoire Nollet a fait une leçon très fière, très « tolstoïenne » sur le droit de juger. Cette fille est une barre de fer ; son intelligence, aussi bien que son corps, ne transige avec rien.

Elle nous refuse carrément le droit de juger nos semblables. Il y a du vrai.

Mais si elle est logique, il faut qu’elle aille jusqu’au bout, jusqu’au nihilisme, pour arracher à la société la lourde et cruelle main de justice.

Jérôme Pâtre s’est emballé, on a discuté, et… tout cela s’est envolé ; ce sont des conférences fumeuses que nos conférences de philosophie.

25 novembre.

D’Aveline veut-il être indiscret ? il nous a donné en composition littéraire : les feuilles mortes.

Berthe dit que c’est en mémoire des cheveux qui tombent. Cruelle gamine !

« N’y a-t-il pas dans la vie des souvenirs qu’on voudrait jeter au vent comme une poignée de feuilles mortes ? » c’est la belle Chantilly qui nous a fait ce soir cette triste, cette mélancolique réflexion.

1er décembre.

J’ai parcouru cet après-midi la galerie des Antiques, au Louvre ; j’ai voulu commencer par le commencement, et aller admirer les œuvres dont on nous prêche l’admiration.

Avant d’arriver à la Vénus de Milo, à la Diane de Gabie, à la Minerve, que d’Hercules, de satyres, de faunes, de jeunes hommes peu vêtus, j’ai rencontrés.

Tout d’abord, je n’osais m’arrêter devant ces marbres révélateurs ; je passais toute rouge, confuse, m’assurant bien que j’étais seule à contempler les statues grecques.

C’était idiot ; je me suis vertement sermonnée, traitant de préjugé cette fausse pudeur qui me tenait les yeux baissés, ou relevés tout juste, devant une statue d’homme. Alors bravement, j’ai ouvert mes yeux et regardé la nature en face.

Je dois m’avouer pourtant, que cette promenade dans le royaume de la Beauté, m’a légèrement troublée, et que cette chair de marbre ne m’a pas du tout laissée insensible.

Quelle force harmonieuse dans ces corps d’adolescents qui lancent le disque ou la palestre !

Quelle grâce voluptueuse a ce jeune Bacchus qui sourit à la ronde furieuse des Bacchantes ; et les belles jeunes filles de Panathénées ; et le corps allongé, le corps juvénile de la déesse dont les hanches se gonflent ; et la mystérieuse nymphe couchée qu’aime Théophile Gauthier. Et l’esclave de Michel-Ange, quelle colère, quel désespoir, tend les muscles de ce corps enchaîné !

Je suis ivre ; cette promenade recueillie est pour moi la révélation subite de la beauté charnelle. Aussitôt revenue dans ma chambrette, j’ai rouvert mon Chénier, aux pages que j’aime ; j’ai relu les premiers sonnets des Trophées, et j’ai senti mon sang couler plus vite, mon sang brûler, aux fougueuses descriptions de l’amour des centaures, aux tendres appels des bergers.

2 décembre.

Est-ce que le Beau pourrait être l’étoile mystique ?

J’ai tant songé à ce que nous a dit Mlle Vormèse. La foi, je ne l’ai plus. Le stoïcisme est au-dessus de mes forces. Je ne puis rien mépriser de la vie ; j’aime tout ce qu’elle me donne, tout ce qu’elle me promet. Je suis attachée à tout ce que le stoïcisme méprise.

Mes sens me donnent de la joie : voir, sentir, respirer, n’est-ce pas déjà connaître le bonheur.

Puis une idée philosophique est une idée trop abstraite. Ma nature me porte vers le concret ; les images m’émeuvent beaucoup plus que les idées.

Je n’aime batailler que pour la poésie,… et pour l’art.

Quelle sera donc ma loi !

Je cherche.

5 décembre.

Il m’est arrivé une toute petite chose ce soir, en revenant à l’École ; je veux la noter ici pour le souvenir délicat que j’en garderai.

J’étais avec ma vieille cousine, nous passions boulevard Saint-Germain devant une fleuriste, elle s’arrête, achète des violettes. Je marchande une botte de mimosa, qui mettait des gouttes d’or dans l’ombre des feuillages durcis. Combien ? « Deux francs, c’est trop cher, Marguerite. »

Je repose la botte ; et ma cousine, qui ne comprend pas que pour avoir une fleur on fasse une folie, m’entraîne vers le tramway.

J’ai mis tout mon cœur dans le regard de regret que j’ai lancé sur les branches épanouies.

Nous partons. A vingt pas de là, un gosse courant derrière nous, crie : Mimosa ! Mademoiselle ! Mimosa ! et sans attendre, il me met dans la main les fleurs que j’avais désirées. C’étaient bien les mêmes.

— Combien petit ? fait ma cousine.

— Cinq sous, M’ame, répond le gosse crânement.

— Tu vois Marguerite qu’il est bon quelque fois d’attendre avant d’acheter, etc…

Oui, mais la chère femme, si drôlement sentencieuse, n’a pas vu, près de nous, un vieux monsieur très bien, qui regardait et souriait.

Tout à l’heure ce monsieur choisissait un bouquet chez la fleuriste, et j’ai compris, un peu confuse, qu’il m’offrait ce mimosa.

Ne sachant trop que faire, pour lui dire merci, j’ai respiré les fleurs.

Et c’est tout. Ce monsieur ne m’a ni saluée, ni suivie. Mais je vais faire sécher dans mon journal un petit brin fleuri.

8 décembre.

Je vais passer mes vacances du jour de l’an avec Charlotte et Henri Dolfière. Je suis folle de joie.

Et c’est dans deux jours la fête de l’École ! Je me ferai belle !

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