Les Sèvriennes
CHAPITRE XI
L’AME DE L’ÉCOLE
Toute la « première année » se trouvait réunie, ce jeudi-là, dans la chambre un peu austère de Mlle Vormèse, répétitrice à l’École de Sèvres. Auprès du lit en bois noir, drapé de cretonne sombre, un portrait de Mme Jules Ferron ; au mur la Cène de Vinci ; sur une table volante, auprès d’un buste d’enfant de Donatello, l’Imitation de J.-C. C’est plutôt la cellule d’une diaconesse protestante, que la chambre où vit, repose, travaille, une femme belle, aimée, jeune encore.
« Je vous ai réunies chez moi, mes chères petites, dit Mlle Vormèse, en refermant sur Adrienne Chantilly la porte de sa chambre, pour donner à notre entretien plus d’intimité.
» Oubliez un instant que je suis votre répétitrice ; ne voyez en moi qu’une amie, qui veut vous parler, au milieu de ces choses familières, de ce que nous aimons toutes : de notre chère École.
» Nous ne sommes plus des inconnues les unes pour les autres. — J’ai suivi vos examens, je vous retrouve aux cours, à nos répétitions. Quelques-unes ont eu confiance en moi et sont venues me demander conseil. Je crois donc vous connaître à peu près, et je tiens à vous assurer que pendant vos trois années de Sèvres, vous me trouverez toujours prête à vous aider, à vous soutenir, comme une sœur aînée doit le faire pour ses cadettes. »
Un murmure affectueux remercia Mlle Vormèse, qui la tête appuyée au creux de la main, songeuse, semblait chercher dans son passé une leçon pour l’avenir.
« Vous arrivez très jeunes à l’école, continua-t-elle, vos anciennes ne vous ressemblaient pas. Nous sommes entrées ici déjà mûries par la vie, et considérant notre stage comme un abri calme et laborieux. Nous y avons oublié les premiers chagrins, les défaillances dans la lutte. En nous séparant, nous emportions le mystérieux viatique, qui est l’amour absolu du Devoir.
» L’École sera-t-elle pour vous ce refuge propice, où l’on prend conscience de soi-même, où se fera la transfiguration de vos âmes ?… (D’un accent convaincu.) Je l’espère.
» Votre grande jeunesse, et vos rapides succès, vous ont laissé l’illusion d’être encore au Lycée, (rieuse) un lycée select, le premier lycée de France, si vous voulez. En bonnes élèves, vous avez bûché vos manuels, dévoré les catalogues de la Bibliothèque, et tout de suite, votre programme d’études et de lectures a pris des proportions encyclopédiques.
» Je vous ai laissé aller.
» Au bout d’un mois, quelques-unes ont bronché, s’apercevant que leurs professeurs exigeaient autre chose qu’une érudition de dictionnaire, et qu’ils se montraient plus sensibles aux traits spontanés, aux réflexions personnelles, qu’aux découvertes trop faciles des bouquineuses.
» Elles sont venues à moi :
» — Que faut-il faire ? Nous sommes déroutées, notre méthode de travail ne vaut rien ! »
D’une voix nette, détachant les mots, Mlle Vormèse la tête relevée, reprend après un instant de silence :
« Ma réponse, mes chères enfants, s’adresse à vous toutes. Vous avez besoin de réfléchir, de chercher, d’organiser votre vie intellectuelle et morale à Sèvres. — Rappelez-vous une chose, c’est que votre carrière, votre mérite de professeur, dépendront de ce que vous ferez ici.
» Il me semble que l’École vous propose un double but :
» Apprendre à penser ;
» Apprendre à agir.
» Vous devez quitter la maison, véritablement professeurs, c’est-à-dire que femmes d’intelligence et d’énergie, vous saurez diriger les jeunes filles qui chercheront en vous un modèle.
» Celles d’entre vous qui ne sortent pas des lycées où l’esprit de Sèvres rayonne, peuvent, par comparaison, se rendre compte de notre idéal de la femme instruite :
» Ni savante, ni pédante ; un esprit juste, cultivé, qui cherche dans la science, non pas une parure, mais un appui.
» L’École veut préparer des générations de professeurs distingués, soucieux de tous leurs devoirs, soucieux des intérêts supérieurs, qui porteront enfin, dans la vie, une sagesse aimable, une dignité simple.
» Vous trouverez ici toutes les ressources possibles pour votre travail. Il ne dépend que de vous de tirer profit de cette culture libre, forte, que vous donnent vos maîtres.
» Votre travail effacera les « plus » et les « moins » qui vous différencient. Chacune doit s’efforcer d’être elle-même, de garder son naturel, les qualités et les aptitudes qui font sa force. N’imitez personne, ne croyez pas qu’en reflétant l’esprit d’un autre, vous plairez mieux… rappelez-vous ce que dit le bon La Fontaine.
» Si vous êtes découragées par une critique trop dure, ayez l’énergie de vous corriger : bien souvent les défauts qu’on vous trouve ne sont que l’excès de vos qualités.
» Ne vous bourrez pas des miettes d’autrui. Pensez, soyez hardies, allez de l’avant, quitte même à vous tromper ; vous êtes à l’âge où l’on peut se faire une maxime du vers de Musset :
» Donnez à votre pensée une forme qui vous appartienne ; forme concise, pittoresque, colorée, éloquente, suivant votre nature. Nous ne tenons pas à vous couler dans un moule identique ; de l’Unité dans la Diversité, voilà la force de notre corps enseignant : la volière chante, écoutez l’harmonie du concert… »
Avec insistance, cherchant les yeux des Sèvriennes :
« Je voudrais bien me faire comprendre de vous, mes chères enfants, être sûre que ces paroles viennent à l’heure propice, qu’elles vous forceront à réfléchir, et à voir, dans l’étude des sciences et des lettres, l’espace le plus magnifique offert à votre pensée. »
Mlle Vormèse s’arrête un instant ; les élèves recueillies boivent ses paroles.
« Pendant des années, votre horizon a été ce coteau de Sèvres ; c’était pour vous le Paradis : entrant à l’École, vous étiez sûres plus tard de gagner, honorablement et librement, votre vie.
» … Comme sur les côtes, de petites barques vont de ville en ville porter leurs marchandises, en prendre de nouvelles, ne s’égarant jamais, grâce aux feux qui s’allument dans la nuit, votre jeunesse a suivi les escales d’une route tracée à l’avance. D’un examen vous passiez à un autre, d’un autre au suivant, toujours plus riches, et plus sûres d’atteindre le port.
» Vous y êtes !
» Il en faudra sortir. Bientôt les côtes s’effaceront derrière vous, c’est la pleine mer, c’est l’inconnu que vous devez parcourir.
» Vous ne savez pas où vous irez en sortant de Sèvres, mais déjà, par vos compagnes, vous entendez dire que la vie vous sera dure.
» On nous raille, on nous méprise, on nous attaque partout où les lycées se créent.
» Il faudra du temps, et combien d’efforts, pour vous faire connaître, et obtenir de l’opinion publique, l’estime et l’affection que vous mériterez. »
Très bas, d’une voix presque tremblante, Vormèse poursuit son image :
« Oui, c’est vraiment la pleine mer, houleuse, méchante, où votre barque doit tracer un sillon. Que deviendra-t-elle, si avant de quitter le port, vous n’avez pas cherché là-haut une étoile…
» Apprendre à agir, voilà ce qu’il faut faire ici. Orientez votre vie vers une croyance, avec la ferme volonté d’agir conformément à votre foi.
» La tolérance la plus large règne à l’École. Vous êtes libres. Un système de compression ne produirait que des êtres affaiblis, sans ressort, soumis par la crainte, incapables d’agir avec vigueur dans les circonstances difficiles. Vous seriez dépourvues de courage pour lutter contre vous-mêmes. »
D’une voix plus nette :
« Mme Jules Ferron a trop le respect de votre liberté, pour souffrir qu’on vous impose une direction de conscience. Vous êtes libres de votre choix, responsable de vos actes.
» Que celles d’entre vous, qui ont gardé le culte de leur enfance, le gardent jalousement et y puisent la résignation et la force pour lutter.
» Que les errantes cherchent, s’éclairent, se décident. Les discussions philosophiques de nos mercredis, les cours de M. Jérôme Pâtre, des lectures réfléchies, les aideront à se former un idéal, une religion philosophique.
» Disciples de Socrate, d’Épictète ou de Kant, ayez en vous-mêmes le ferme propos de vivre conformément à votre loi, d’obéir toujours à votre conscience, de la considérer comme le témoin exigeant et hautain, devant qui vous ne sauriez rougir.
» Soyez donc énergiques et probes.
» Comme dit saint Augustin : « Aimez et faites ce que vous voudrez. » Mais gardez-vous dans la vie du scepticisme qui tue l’action morale.
» Gardez-vous d’une fausse pitié pour vous-mêmes, et pour les autres ; souvent ce n’est qu’une lâcheté déguisée.
» Gardez-vous d’une facile bonté, ce n’est qu’indifférence ou égoïsme.
» Faites ici l’apprentissage de la vraie bonté. Aimez-vous les unes les autres. Cherchez un peu votre bonheur dans le bonheur d’autrui, mais n’attendez jamais de votre prochain ce que vous serez toujours prêtes à lui donner. »
Très émue, Mlle Vormèse se lève ; elle voit qu’un peu de son âme illumine les yeux brillants de quelques Sèvriennes.
« Pardonnez-moi la longueur de cette homélie, mes chères petites. Je vous reçois enfants, mon devoir est de vous aider à devenir femmes droites, intelligentes et fortes.
» Je suis prête à faire mon devoir avec amour, et j’en serai largement récompensée, si vous emportez de notre chère École un souvenir de tendresse et de reconnaissance joyeuse. »
Des visages émus se tournent vers elle, des mains confiantes cherchent la sienne. D’un même élan, les Sèvriennes se groupent avec respect, avec amour, autour de celle qui, la première à Sèvres, a su trouver le chemin de leur cœur.
— Alleluia, chanta Berthe Passy, en dégringolant l’escalier, voilà donc quelqu’un qui nous aime.
Et Marguerite Triel, rêveuse, se mit à chercher, dans le ciel encore nébuleux, l’étoile dont parlait Mlle Vormèse.