Les Sèvriennes
CHAPITRE XV
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
15 décembre.
L’École, le soir de la fête, était en beauté ; un coup de baguette et l’austère « prison », devenue un palais de féerie, nous laissait à chacune l’illusion d’être dans un de ces collèges d’Outre-Manche si à la mode aujourd’hui.
Nous étions toutes belles ; qu’il doit être difficile, dans un vrai bal, de choisir la reine ; ici nous avions toutes une fraîcheur, un éclat, des yeux si rayonnants, que je ne saurais fixer une préférence.
J’avais mis ma robe favorite, ma robe de velours noir, si simple, toute droite, avec une petite traîne souple, qui se pose, quand je m’arrête, comme un joli chat réclamant une caresse. Autour du cou, une écharpe de tulle bleu, faisant papillon au bas de la nuque ; mes cheveux avaient un joli reflet d’or… J’ai embrassé mon miroir pour lui dire merci.
Et cependant, je garde un souvenir pénible de cette soirée ; je suis partie radieuse au bras d’Isabelle Marlotte, je suis revenue navrée ! Navrée d’une tristesse incompréhensible. Ces lumières, ces fleurs, ces rires, brusquement ont éteint ma joie. Myriam a dit des vers de Musset, j’ai pleuré, et je ne sais pas pourquoi j’ai pleuré. J’aurais voulu fuir, courir dans le parc, appeler, qui ? crier cette peine que j’ignore, mais que je sens au fond de moi-même, comme une plaie qui m’épuise.
Quel coup m’a donc blessée ?
La vie me rit, mes compagnes m’aiment, mes professeurs m’encouragent, Mlle Vormèse ne cache point l’intérêt qu’elle me porte.
Alors ?
Depuis trois mois, je m’accoutume à cette existence solitaire ; ce n’est pas de vivre enfermée que je souffre ; depuis longtemps je ne vis qu’avec moi-même.
C’est un tourment, un besoin confus, mais sans répit, de me dégager de mes anciens rêves. Le passé me laisse indifférente, tant de choses nouvelles m’attirent ; chaque jour, par une lecture, par un effort, j’avance vers ce but, encore voilé.
Est-ce curieux, j’éprouve par l’esprit, un malaise analogue à celui que tout mon corps subit lorsque je devins jeune fille.
16 décembre.
J’assiste impassible à ce bouleversement de mon être. Là-haut j’ai vu ce soir l’image de mon état d’âme. Des nuages galopent, fouaillés par le vent qui se lève ; c’est une course insensée à travers le ciel ; ils passent devant la lune qui s’obscurcit, d’autres accourent, puis la meute fantastique disparaît, dégageant l’astre qui monte, serein vers son zénith.
23 décembre.
Une chose me frappe à l’École, et me semble la caractéristique de l’enseignement qu’on nous donne : les Sèvriennes parlent sans cesse de licence, d’agrégation, jamais de professorat !
Jamais il n’est question de nos futures élèves. Jamais nos leçons ne visent l’esprit limité d’enfants de dix à quatorze ans. Foin de pédagogie théorique, semble-t-on dire, « en forgeant on devient forgeron », faber, fabricando. Sur la fin de notre carrière, nous serons peut-être capables d’enseigner, simplement, des choses élémentaires.
Je me reconnais inapte, au sortir de l’École, à mettre à la portée de mes gamines, l’histoire du moyen âge que nous étudions en ce moment.
Un beau sujet de composition écrite que celui-là : Rôle de l’Église sous les premiers Carolingiens.
24 décembre, soir.
Jeanne Viole nous a offert ce soir un punch promotionnel. C’est toujours tout pareil, on potine, on s’use à dire des riens méchants. J’aime mieux rester seule deux heures dans ma chambrette. Les bougies ont une clarté charmante près des fleurs, au milieu des mousselines qui parent mon lit, mon miroir, ma fenêtre.
Joie de lire seule et de rêver après, d’aller ailleurs, dans ce monde qu’ouvre la poésie, comme un autre firmament.
Minuit, Noël.
Les cloches sonnent, les voix fredonnent, le jet d’eau tinte dans la nuit. Là-haut, glisse dans les nuages, le pâle visage de la Mère. D’un souffle elle écarte les voiles qui la nimbent, et radieuse se penche vers la terre. Sous ce regard d’amour, le jet d’eau ploie, ses broussailles ruisselantes s’écartent, et comme en un berceau de rêve, l’image incertaine de l’Enfant sourit à l’éclatante image de la Mère.
O Noëls de mon enfance :
Je veux former un vœu, exauce-le, petit Jésus de mon enfance : fais que bientôt je découvre l’étoile qui dirigera ma vie ; comme les Bergers et les Mages, je te le jure, je la suivrai jusqu’où elle me mènera.
31 décembre.
Charlotte viendra demain me voir. J’ai l’influenza, défense de sortir.
L’École est vide, je me sens perdue. Je n’aime pas les choses qui finissent, j’ai l’angoisse de quelque chose qui meurt en moi, autour de moi.
Adieu, année ancienne, tu me fus propice, que l’année nouvelle soit encore une année heureuse pour ceux qui me sont chers.
1er janvier 189 .
Ave, et pourtant j’ai du chagrin, je ne les verrai point.
Le médecin est venu : quel bonhomme ! un ricaneur ; il m’a auscultée, Mme Jules Ferron l’accompagnait, et son œil curieux s’est vite renseigné sur le décor de ma chambre.
Il a plaisanté sur tout, sur mes yeux trop creux, Mme Jules Ferron silencieuse l’écoutait. En partant, elle m’a tendu la main. Je lui ai dit merci.
Charlotte attendait dans la chambre de Berthe ; elle n’a pu rester, l’infirmière l’a renvoyée, et je n’ai rien su d’elle, de lui, si ce n’est qu’il a de la peine de me savoir malade. Ma chère Lolotte, pour mes étrennes, vient de m’apporter cette Diane de Gabie qu’il a choisie à mon intention… Comme c’est bon de savoir, qu’au loin, une amitié vous cherche. Leur bonheur m’est cher.
4 janvier.
Je ne souffre plus, demain je reprendrai mes cours.