Les Sèvriennes
CHAPITRE XVII
JOURNAL DE MARGUERITE
20 février 189 .
Quel est le manège de Jeanne Viole ; on la surprend dans les petits coins avec Mlle Lonjarrey.
Se confesserait-elle ? de quoi, pourquoi ?
De fausses confidences, alors ? Avec elle, on en revient toujours à Marivaux. Mais non un Marivaux léger, qui ne blesse ou ne souffre qu’à fleur de peau. Le Marivaux qu’elle incarne a plus de rouerie.
Elle s’est composé un personnage, qu’elle s’apprête à jouer dans la vie : elle s’essaie ici. Chez elle tout est mensonge, l’esprit sait où il va, le caractère fuit…
Elle affecte une nostalgie des Carmels, où les âmes vivent sans cesse agenouillées devant Dieu, et l’on sait fort bien qu’elle encourage l’amour de cette malheureuse Angèle Bléraud, qui ne vit, ne respire que pour elle.
Quand Jeanne Viole parle des siens, il semble que ce soit de rois en exil (décidément on voit que son imagination a des lettres) et l’on sait par Jacqueline, qui est de son pays, que le père Viole est « chand’d’vin » à Toulon.
On voit, sur sa table de travail, des livres édifiants : Le Devoir présent, et les livres du pasteur Wagner, très appréciés dans le monde ministériel. Depuis huit jours, elle limite sa nourriture à table, elle s’émacie, noircit le dessous de l’œil, brûle avec un peu de fard de fausses pommettes de poitrinaire. On la regarde, on la plaint, on l’interroge ; elle révèle une si belle âme, que Mme Jules Ferron lui accorde la faveur d’un entretien !
Tout le monde serait-il dupe de cette comédienne ?
24 février.
Isabelle Marlotte sort d’ici, ce qu’elle vient de me raconter me confirme la rouerie de Jeanne Viole.
Elle aussi avait été enjôlée ; ce brave cœur avait subi aveuglément le charme irrésistible, paraît-il, de ces yeux verts, de ces deux fossettes voluptueuses. Jeanne Viole était si bien entrée dans la vie intime d’Isabelle, que ses moindres relations lui étaient devenues familières. Elle a voulu s’en servir, c’est à cela qu’elle vise partout, le truc a mal réussi.
N’a-t-elle pas ébauché un mariage, entre une amie d’Isabelle (une jeune provinciale, un peu excentrique, mais riche, belle, fille unique, dont le rêve serait de chanter à l’Opéra), et un soi-disant vicomte de X***, jamais le nom n’a été livré. Ce vicomte était le merle blanc, vieille noblesse, château en Touraine, grosse fortune, jeune, beau et militaire ! Excentrique lui aussi par-dessus le marché !
Au premier mot, la jeune fille tombe amoureuse de cet inconnu qui demande sa main sur sa seule réputation (est-ce assez conte bleu, cette histoire-là). Une tante, vieille dame fort respectable, assurait Jeanne Viole, servit d’intermédiaire, on devait se rencontrer dans ses salons très prochainement.
Or, renseignements pris, la fortune de la fiancée se trouvant très ébréchée, et l’excentricité ayant été crûment qualifiée d’esprit fêlé, par les gens qui renseignaient, le merle blanc se retira : sans explication, sans excuse, le voilà parti.
Fureur de la jeune fille qui, se voyant déjà vicomtesse, étudiait le blason.
La tante de Jeanne Viole propose un autre mari, puis deux, puis trois, avec une telle insistance, qu’un beau matin la mère et la fille débarquent sans prévenir, et tombent dans le guêpier d’une agence matrimoniale.
Isabelle Marlotte, indignée, vient de gifler la belle Viole, qui se morfond de colère, et certainement se vengera.
Jusqu’où ne montera-t-elle pas, puisque voilà le premier échelon de la duperie franchi.
27 février.
Je travaille avec allégresse, mon travail est bon. Je sens peu à peu que l’instruction que j’acquiers n’est plus cet amas de marchandises empilées dans un hall spacieux ; j’ai conscience d’ouvrir mon esprit à un monde nouveau, de le déchiffrer, et de m’agrandir au contact de la pensée humaine.
Derrière moi, je laisse les dépouilles de l’être que j’étais encore, en entrant à l’École ; mais le chemin parcouru, hélas ! est de ceux qu’on ne retrouve jamais.
28 février.
Une image :
En des temps barbares, les chasseurs d’élans dressèrent, comme un trophée de chasse, le long d’une route, les bois de leurs victimes ; chaque andouiller porte d’autres ramures, le nid de merle est si large qu’il supporterait aisément l’épieu meurtrier. Au-dessus de l’avenue, passe dans une gloire nuageuse, le cimier de l’ancêtre… Et dans le parc ce sont les arbres défeuillés sous la lune d’or. Est-ce beau l’imagination !
1er mars.
Ah ! si la vagabonde se bornait à chercher des images. Mais elle va, elle va, elle crée l’avenir, l’arrange si radieux ou si triste, que selon les jours, je soulèverais des mondes, ou je resterais là, anéantie.
Charlotte ne comprend rien à cette nervosité ; elle est si calme, si fraternellement amie de son fiancé ! Moi je n’aimerai jamais ainsi, si j’aime ! Pourquoi penser à ces choses : aimer, ce serait une folie, je ne serais plus à mes livres, à ma tâche, et je me suis vouée à l’Enseignement.
A quoi bon souhaiter qu’on m’aime, leur amitié me suffit. Charlotte a confiance en moi, Henri Dolfière me témoigne sans cesse son estime et sa sympathie par des riens qui me vont au cœur. Je l’admire, je crois qu’il y a en lui la promesse d’un avenir magnifique. Je l’ai revu deux fois cet hiver, il m’a déjà conté ses projets de statues, expliqué ses rêves, ses habitudes de travail… Quel être mystérieux, attirant qu’un artiste !
Si j’aime jamais, ce ne sera qu’un poète ou un artiste : il sera simple et bon comme le fiancé de mon amie.