Les Sèvriennes
CHAPITRE XIX
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL
14 avril 189 .
Je suis bien contente. Berthe a eu les honneurs de la première visite de M. Legouff, notre directeur.
Il est venu aujourd’hui au cours de M. Lepeintre, nous étions tout regards, tout oreilles.
Voilà le premier Académicien que je vois !
C’est un petit homme sec, sec comme sarment de vigne, vendanges faites, avec de petits poils autour de la tête. Sa peau est si ratatinée, qu’on lui donnerait cent ans, mais il est encore droit, alerte, sanglé dans une redingote vert-bouteille, avec des galoches aux pieds, sans doute pour l’empêcher de s’envoler au premier coup de vent.
Il semble porter le costume de son premier drame, pantalon puce, redingote vert fané, gilet croisé, faux-col en collerette, gibus aux ailes retroussées.
Et ce vieillard-là fut enfant avec Musset, Hugo, Lamartine ! on dit que sur eux, il a mille détails à conter.
Berthe tremblait ; bonnement, pour la rassurer, et peut-être aussi pour mieux l’entendre, il lui a pris la main : Ar-ti-cu-lez mieux, mon enfant. Ses yeux, sous les paupières retombantes, l’encourageaient d’un si gentil sourire.
Nous aurions voulu être toutes à la place de Berthe. Mais je suis contente que ce soit elle qui ait recueilli les félicitations de M. Legouff, après une conférence très vive, solide, bien composée, sur les « Maures en Andalousie ».
Mme Jules Ferron, est-ce un hasard, n’assistait pas au cours. M. Legouff est parti avec M. Lepeintre, qui l’emmenait en « troisième année ».
Il nous a laissé une impression charmante, celle que ferait un bon grand-père, très savant, très illustre, qui aimerait à donner à ses petits-enfants d’adoption, le meilleur de son esprit, et un peu de son cœur.
Comme nous l’aimerons en « troisième année », puisqu’il ne vient à l’École, que pour aider de ses conseils les futures agrégées.
18 avril.
Voici Pâques ; je pars en vacances, j’irai à Barbizon voir Berthe et son père, puis je rejoindrai Charlotte et son fiancé, nous avons tout un programme de promenades à faire dans Paris.
Mon cœur bat trop vite, comme je vais être heureuse avec eux.
Barbizon, jour de Pâques.
Il pleut, pas moyen de courir en forêt, nous restons là, calfeutrés dans la chambre ; Berthe déclame Salammbô, M. Passy somnole dans un vieux fauteuil mal rempaillé, sa chatte entre les bras. J’écoute, mais ma pensée est loin, elle tournaille obstinément, autour d’une autre chambre que j’aime, où vit, où respire, où travaille si joyeusement Charlotte. Ma pensée les voit, je leur ris. Il fait bon ici près de Berthe, mais je voudrais être là-bas, auprès d’eux.
22 avril.
Il pleut ; entre ciel et terre, c’est une trame mouvante que brode le feuillage des grands chênes, et que déchire — avec quelle joie barbare — le vent, le vent qui viole la forêt, le vent qui tue les nids. C’est sur les cailloux du chemin, dans l’herbe, les rigoles, une lente ritournelle, un fredon mélancolique d’êtres invisibles, qui se plaignent : eux aussi souffrent ! Ainsi la Douleur est partout ! Et cette trame grise, entre ciel et terre, comme un voile obscurci, enveloppe notre souffrance et celle de l’univers.
23 avril.
La Forêt a dit : « Il faut avoir pitié ! » Je pense aussi que les plus hautes leçons, les leçons de grandeur d’âme, c’est la Mer, la Forêt, la Montagne qui nous les donnent.
24 avril.
M’y voici, dans cette vieille rue Saint-Jacques, où habite Charlotte ; je n’arriverai jamais assez tôt, pour leur offrir les premiers rameaux de « joli bois », que le père de Berthe est allé me cueillir, ce matin, dans la forêt.
L’étrange et brave cœur : il est bien l’image complète de l’ébauche qu’est Berthe ; à vivre près de lui, on ne songe plus au ridicule de ses habits, à la singularité des papillotes. Il vit en communion avec la nature, simplement ; c’est cette sincérité, cette bonté qui seront dans la vie la grande force de Berthe.
A table, on cause de mon voyage à Barbizon, les fleurs embaument, M. Dolfière a voulu que je lui fleurisse sa boutonnière ; Charlotte, avec ses dents, a coupé le brin que j’ai piqué ensuite au veston de son fiancé.
25 avril.
Visite au Luxembourg : nous avons regardé longuement le saint Jean-Baptiste de Rodin, et sa Danaïde. Puis les Puvis de Chavannes, les Carrière, les très rares tableaux de l’École impressionniste. C’est un éblouissement. Il nous a expliqué, à toutes deux, les tendances modernes de l’art, le retour à la nature, à l’admiration du vrai, à la plastique sincère des êtres vivants.
26 avril.
Je rentre heureuse à l’École. Pendant ces vacances, trois choses ont remué en moi les sources profondes ; trois choses ont surgi, qui vont dominer, je le sens, ma vie de Sèvrienne.
La pitié pour ce qui souffre.
L’amour du beau.
L’impérieux besoin de me retrouver, moi aussi, dans un autre cœur.