Les Sèvriennes
CHAPITRE V
PROFESSEUR-FEMME
Renée Diolat, agrégée des lettres, professeur au lycée de Mamers, à ses amies de Sèvres.
« Mamers, 18 décembre.
» Ah ! ah ! ah !… laissez-moi rire un peu. Je n’aurais jamais cru que la pudibonderie de province pût aller jusque-là !
» Ma propriétaire vient d’entrer dans ma chambre, mes chemises de nuit d’une main, mes pantalons de l’autre, reniflant avec horreur mon parfum d’iris. Elle a tout jeté par terre, déclarant : qu’elle ne laverait pas ces « choses » comme en portent les femmes de café-chantant !
» Depuis qu’elle sait l’usage d’un « tub », elle me refuse l’eau chaude. Il n’y a pas d’établissement de bains ici ; il faut donc attendre les vacances pour me laver.
» Je vous entends faire chorus, et crier « A la porte ! à la porte ! » Mais je ne peux pas m’y mettre, moi, à la porte, personne ne me recueillerait : les professeurs du lycée de jeunes filles sentent trop le fagot.
» Il a fallu l’appât de 100 francs de pension, pour que ces gens, un tailleur et une giletière, consentissent à me loger et à me nourrir. Par dessus le marché, la vieille essuie la poussière de mes lettres, jusqu’au fond des tiroirs ; au besoin elle pourrait me donner des nouvelles des miens.
» Leur table sent l’auberge : un pichet de cidre, une écuelle qui devient un plat ; du gras-double fort souvent. La vieille l’adore, et me réserve pour ces jours-là quelques réflexions du goût de celle-ci :
» Dites donc, not’ demoiselle, faut pas vous gêner ; si vous suez des pieds, je vous donnerai des p’tits chiffons qui m’servent, les miens quasiment mouillent le plancher.
» N’est donc pas bon ce gras-double que vous n’el mangiez pas ? sauf le respect que je vous dois, passez-moi vot’ assiette.
» Rien de perdu, vous le voyez !
» Ah ! pauvre École, si loin ; pauvre petite chambre !
» Le lycée est en guerre avec toute la ville. Mamers nous a en horreur, à cause de notre enseignement sans Dieu, comme ils disent. Ici on croit enchaîner l’esprit divin, par des génuflexions dans toutes les chapelles. Puis il est avéré que nous ruinons le pauvre ouverrier ; et du haut de la mairie, un conseiller municipal nous flagelle à coup de harengs-saurs, depuis qu’avec les centimes additionnels, nous enlevons au peuple son gendarme quotidien !
» Les journalistes fourbissent leurs plumes sur le pas des portes, ouvrent l’oreille aux cancans trompetés dans la ville. Chaque matin on rencontre les bourgeois, le nez en l’air, collés aux murs, pour ne rien perdre des provocations, des insultes, des ripostes, que sèment d’énormes affiches rouges, bleues, vertes. Le conseil municipal, qui ne croit à rien, voudrait bien dénicher le saint qui nous mettra dehors.
» Et l’Apostolat ! parlons-en. J’arrivais pleine de zèle, de courroux généreux, j’avais le feu sacré, croyant qu’à force de persévérance, et de solidarité, on venait à bout de tout.
» Ma directrice me fit des mamours, aussitôt je fus le Benjamin de tout le lycée.
» Cela ne dura guère.
» La discorde a jauni les figures rageuses, qui ne se rassérènent que pour exécuter. Il y a maintenant le camp de la directrice et le camp de l’économe. L’une tire à hue et l’autre à dia ; force m’a été de faire comme les autres : Lamartine seul peut siéger au plafond.
» Je tourne dans l’orbe directorial, non que je « cane », devant l’autorité, mais par compassion pour cette femme laide, et si peu sympathique. Elle est grande, maigre, un teint malade, des yeux tendres, une bouche éperdument fendue, et des cheveux rares.
» Dans le particulier, elle a des attitudes câlines ; dans le général, elle affecte une pose héroïque, il ne lui manque que l’étendard.
» Les premiers jours furent donc semés de roses, elle me caressait, me frôlait, se regardait dans mes yeux, voulait être sans cesse embrassée. Enfin ça tourna vite, aux essais d’Angèle Bléraud.
» Je coupai court. Cela irrita ; notes grincheuses de pleuvoir.
» J’ai beau donner tout mon temps à mes bambines de première année, lâcher les quarante fautes par dictée, pour aller décrasser les philosophes, éperonner les historiennes ; mon zèle n’expie pas ma franchise, on déclare que ma méthode ne vaut rien.
» Je vous jure qu’à certains jours, je me roule de désespoir et de colère, sur le plancher de ma pauvre chambre : faut-il être agrégée 1re, pour venir ici, essuyer les baisers d’une directrice… malade, et les conseils saugrenus d’une giletière.
» Ne vous faites pas d’illusion, mes mignonnes, personne dans l’administration ne vous rendra courage.
» Le recteur est loin, et signe les yeux fermés ! Le rapport d’une directrice : mais c’est la lettre de cachet ou la lettre d’exil.
» L’inspecteur, c’est l’autre face de Janus : ils se soutiennent, sachant bien que dans les lycées, comme ailleurs, notre ennemi, c’est notre maître.
» Il y a une haine instinctive entre le professeur, quel qu’il soit, et l’administration. Vous entendrez dire partout : Méfiez-vous de ces gens à paperasses, c’est d’eux que vient tout le mal.
» Si la jalousie s’en mêle, ô alors…
» Ici, il y a un couple intéressant : celui de l’inspecteur et sa femme, mariés depuis un an à peine. Perruches inséparables, ils s’en vont bec à bec, par les rues et les salons ; depuis un an ils pratiquent Ovide dans les petits coins, et s’attardent, dit-on, aux préliminaires. Voluptueux et impudiques, ils affichent, dans ce trou austère, la sensualité de leur amour : pour un peu, je vous le jure, ils oublieraient que jeux de matous ne sont permis qu’à huis clos.
» Leur amour étalé n’a même pas l’excuse d’une bestialité superbe. Lui est un maître d’expérience, dit-on, elle une écolière bien disposée, qui grille de lire chaque jour un peu plus loin.
» L’amour satisfait ne les a point transfigurés ; au dehors, ils sont eux aussi, médiocres et méchants.
» En somme, voilà bien des griefs contre les gens qui gâtent ma vie de professeur. Ce serait peu de trois mois d’enseignement, pour vous livrer une opinion justifiable ; mais j’ai à côté de moi l’honnête Toutebry, notre ancienne, une solitaire originale, qui ne vit que pour aimer, — avec un cœur où tout est maternel — une orpheline qu’elle a recueillie.
» Toutebry ne débine pas, mais elle moralise. Mon entendement fait la sourde oreille, pour qu’elle appuie d’exemples ses principes. Voilà six ans qu’elle est à Mamers, elle appelle sa vie universitaire : l’émasculation de l’esprit, l’exaspération des sens.
» Voilà de bien gros mots. Je ne vous les dirais point, si notre Jérôme ne nous avait donné le goût du mot propre. Tout ceci, mes chéries, n’est ni une plainte, ni un appel à votre commisération. Je suis bien au-dessus d’une déception, qui me force à n’être qu’une doublure, quand je m’attendais à être premier rôle.
» C’est un cri d’alarme, un avertissement amical de votre aînée, qui vous affirme que cette vie livresque et rêveuse de l’École, si attrayante pour vous, est une mauvaise préparation à la lutte pour la vie.
» Si vous n’avez point les muscles d’Achille, pour assommer l’ennemi, il faut acquérir la ruse d’Ulysse, et bien vous mettre en tête qu’il n’y a que Mme de Maintenon pour duper les familles et l’Université.
» Amen !
» Embrassez-moi vite, pendant que j’ai encore le courage d’être franche.
» Votre
» Renée. »
Sur un feuillet, pour moi, Renée m’annonçait qu’avant de partir pour Mamers elle avait fait la connaissance de M. Marnille, l’auteur des Contes grecs ; elle lui avait dit notre pari, et l’enjeu de son livre. A ce qu’il me semble, Renée raffole de l’auteur. Allons, que le destin donne une suite à cette ébauche d’aventure.