Les Sèvriennes
CHAPITRE V
JOURNAL DE MARGUERITE TRIEL (suite)
15 octobre.
— Je suis ébahie d’une liberté aussi anglaise, on va, on vient, dans la maison, on sort le dimanche, sans dire où l’on ira. On reçoit ses amis dans sa chambre, sauf les frères et les cousins ! ils ne restent cependant pas le nez dehors, et j’en sais qui prennent part aux goûtettes du jeudi.
On nous laisse responsables de nos actions ; le régime adopté à l’école est celui de la confiance et de la liberté ; le règlement, très large, est appliqué à la lettre par l’inexorable Lonjarrey. Seule, Mlle Vormèse, notre répétitrice, si attachante, n’en retient que l’esprit.
Il n’y a pas sur nos actions de contrôle direct ; au sortir de la discipline soupçonneuse des lycées et des pensionnats, on est un peu désorienté de se sentir si libre de mal faire.
Beaucoup de Sèvriennes sont encore des gamines ; il est facile d’être imprudentes, quand on est mal gardées.
Aussi les potins ne manquent-ils pas ! Mais les commérages du dehors n’ont pas de prise et n’attaquent en rien la conception très élevée qu’on se fait de notre culture morale.
Ah ! si Mme Jules Ferron consentait à descendre jusqu’à nous !
L’esprit de l’École est bon. Il est fait d’une commune estime, d’une entente sympathique entre les trois années. On s’oblige volontiers, les aînées n’affectent pas trop d’être les douairières, elles nous invitent au thé de quatre heures ; puis à table, en salle de réunion, au bonsoir, petit à petit les anciennes nous livrent les traditions de Sèvres.
Les repas sont amusants ; on se groupe à sa guise, les conversations y gagnent en intérêt : chacune a le droit d’y être sincère, et d’avouer ce qui lui plaît, dans les habitudes de cette vie intime. C’est à l’heure des repas que se prennent les résolutions ; de table en table passent les circulaires, les pétitions, les petites notes sur les objets perdus.
Au coup de fourchette, bien plus qu’aux conversations, se révèlent soudain les milieux. A ma table, j’ai pour compagnes la fille d’un tisserand et la fille d’un colonel : personne, au cours, ne devinerait une semblable différence de situation ; voilà le dîner servi, les tares inconscientes, mais révélatrices, trahissent l’origine.
Jeudi nous sommes allées nous promener au bois, c’était charmant. Par groupes de cinq on trotte dans les petits chemins encore secs. Les feuilles craquent, la terre embaume, le vent picote. J’ai fait connaissance avec les bassins d’eaux mortes et les ruines de Saint-Cloud.
On dirait que quelqu’un habite sous ces ronces, parmi ces statues mutilées, ces miroirs brouillés, qu’on redoute de briser en y jetant une pierre.
Il y a des coins de ce parc qui ont une mélancolie, une amertume de cimetière abandonné.
En été, nos chefs de groupe, deux anciennes, Isabelle Marlotte et Renée Diolat, nous emmèneront cueillir les fleurs pour nos herbiers, à Viroflay, à la Malmaison.
On ira loin, loin, mon cœur bondit de joie. Les arbres, les clairières, l’ombre mouvante des feuilles, me séduisent infiniment ; je ne suis « moi », qu’assise à l’ombre des forêts. O Racine, aurais-je, comme Phèdre, la nostalgie des grands bois.
Au retour, j’ai trouvé Charlotte dans ma chambre, tranquillement installée. Elle m’apportait un bel André Chénier — car j’ai une leçon à faire sur ce poète. Nous avons causé comme deux petites folles ; Henri Dolfière, son fiancé, sera dans 15 jours à Paris, nous sortirons ensemble, il nous emmènera toutes deux au Louvre.
C’est drôle, je m’imagine qu’Henri Dolfière doit ressembler un peu à d’Aveline ; j’ai hâte de le connaître : il me plaira, c’est sûr, mais lui plairai-je ?
Si je mettais, ce jour-là, ma robe de velours noir ? Charlotte m’a dit qu’elle m’allait bien.
Berthe Passy est venue prendre le thé avec nous, elle nous a lu la lettre qu’elle écrivait hier soir à son père : C’est inimaginable ! Elle appelle son père, mon vieux Jules ! Et ça naturellement ; toute petite, elle a entendu les camarades l’appeler ainsi, et voulant être la camarade de son paternel, Berthe n’a rien trouvé de mieux que cette irrévérencieuse tendresse.
Impossible de se fâcher de ce qu’elle dit, tout cela jaillit d’une terre franche. L’absence de la mère — elle ne m’a jamais parlé de sa mère — explique cette éducation de bohème.
Elle nous a promis un portrait soigné ! qu’est-ce que ce sera, Seigneur !! de la vieille Lonjarrey, du dépensier et des autres fonctionnaires de l’École.
Je lui ai demandé grâce pour l’exquise Mlle Vormèse : la seule femme dont l’âme tendre tressaille avec la nôtre.
C’est notre répétitrice, elle assiste à nos leçons, et guide notre travail ; si j’avais besoin d’un secours, j’irais à elle : je suis sûre que sa figure, d’une austérité de sainte, ne ment pas.
Ma main, d’instinct, cherche la sienne.
Soir, même date.
Une nuit diaphane tombe sur le parc, les arbres vivent dans une clarté surnaturelle ; le pavillon Lulli rejette lentement sa cape d’ombre, et la lune, qui monte au-dessus du jet d’eau, sourit à la nymphe ruisselante qui se baigne dans la vasque sonore.